Samuel Fosso déjoue en photo les codes de la négritude en vigueur
L’expo de la MEP couvre 50 ans de la carrière de Samuel Fosso, soit la révélation d’une œuvre qui occupe aujourd’hui une place non négligeable sur la scène artistique internationale. Séries emblématiques, travaux plus confidentiels et photographies de jeunesse inédites se complètent pour retracer un parcours qui oscille entre introspection intime et récits collectifs. Narquois, deux fois…
Né en 1962 au Cameroun, Samuel Fosso débute sa carrière très jeune comme photographe de studio, dans la lignée de Seydou Keïta et Malick Sidibé. Il se fait connaître avec ses autoportraits et performances photographiques et acquiert une renommée internationale lors de sa participation à la première édition des Rencontres de Bamako en 1994.
En 1997, il réalise la série « Tati » – dans laquelle il incarne différents personnages stéréotypés tels que La Femme américaine libérée, Le Golfeur ou Le Rockeur – qui deviendra iconique. Par ces images drôles et mordantes, Samuel Fosso questionne profondément la notion d’identité personnelle et sociale. Cette aptitude à se fondre dans d’autres vies, d’autres parcours, est le fil conducteur d’une œuvre par laquelle l’artiste explore la liberté de s’inventer et de se raconter. Et il se réapproprie au passage les codes de la culture black, avec un allant sans pareil.
Si le genre de l’autofiction, et plus particulièrement de l’autoportrait, a été largement employé par les artistes à partir des années 1970, Samuel Fosso a donné à cette pratique une nouvelle portée, à la fois politique et historique, fictionnelle et intime. Incarner devant l’objectif des personnalités marquantes de l’Histoire et des archétypes sociaux constitue pour Fosso le moyen d’exister au monde autant qu’une démonstration du pouvoir du médium photographique dans la construction d’une figure, d’un mythe.
L’œuvre de Samuel Fosso revêt par ailleurs une dimension politique aussi incontestable que fascinante. Miroir d’une histoire mondiale marquée par le post-colonialisme et la globalisation des échanges, les différentes séries présentées tissent un récit sensible des relations que le continent africain entretient avec l’Orient et l’Occident depuis le milieu du XXe siècle.
Il y est question de rapports d’influence et de domination mais aussi d’interdépendance et de résistance. L’artiste renvoie dos à dos les différentes aires géographiques et culturelles, mettant en évidence les limites et les contradictions de chacune, et donnant à voir l’héritage d’une longue histoire des peuples, marqué par les notions de diaspora, d’impérialisme culturel et de néo-colonialisme. Ses séries « African Spirits », « Emperor of Africa », « Black Pope » et « ALLONZENFANS » en sont les exemples les plus probants.
Avec plus de 200 œuvres, mêlant tirages vintages des années 70, séries emblématiques en couleur et en noir et blanc des années 1990-2000 comme « Tati » et « African Spirits », et projets récents telle la série monumentale de polaroïds « SIXSIXSIX », cette exposition propose pour la première fois un regard complet sur le travail pionnier de Samuel Fosso.
Si Samuel Fosso s’inscrit dans une longue tradition africaine de la photographie de studio, dont Malick Sidibé et Seydou Keïta sont les plus éminents représentants, il a aussi largement contribué à réinventer ce genre photographique en tournant l’appareil vers lui-même et en faisant du studio un terrain de jeu, un espace de liberté absolue et le lieu de tous les possibles dans l’élaboration théâtrale des identités. Au-delà d’une pratique classique de l’autoportrait, Samuel Fosso incarne de multiples personnages comme pourrait le faire un acteur de cinéma pour mieux interroger les codes de la représentation et la fabrique inconsciente de nos imaginaires. Par une œuvre singulière, qui mêle photographie et performance, ilm s'inscrit dans une lignée d’artistes internationaux majeurs parmi lesquels figurent la photographe américaine Cindy Sherman ou encore le photographe japonais Yasumasa Morimura. Samuel Fosso utilise le corps, l’habillement, les accessoires et les poses comme outils critiques, pour déconstruire les représentations stéréotypées en matière d’identité de genre et de classes sociales. Il donne à voir des individualités multiples qui échappent à toute catégorisation simpliste et pense également le pouvoir symbolique des images dans l’élaboration des icônes et des mythes collectifs. Son travail en témoigne dès les années 70 avec ses premiers autoportraits, plus tard avec la série emblématique « Tati » et ses différentes collaborations avec le monde de la mode et notamment le magazine Vogue.
Pour autant, le travail du photographe n’est jamais totalement déconnecté de sa vie personnelle, certains projets s’inscrivent même dans une démarche très intime, voire autobiographique comme les séries Le rêve de mon grand-père et Mémoire d'un ami. Plus généralement, la pratique de l’autoportrait chez Samuel Fosso n’est pas sans rapport avec l’absence de photo de lui enfant, ses parents n’y voyant pas d’intérêt du fait d’un handicap physique de naissance. Se photographier devient dès lors pour lui une manière d’être au monde et de revendiquer son existence sociale. Son œuvre est aussi indissociable du contexte dans lequel il a grandi, celui de l’Afrique centrale postindépendances, et constitue une métaphore des exils répétés qui ont jalonné son existence, entre le Cameroun, le Nigéria, la Centrafrique et la France. Alors qu’il est le seul enfant survivant de sa famille au Nigéria, lors de la guerre du Biafra à la fin des années 60, il doit fuir la Centrafrique en 2014 à cause de la guerre civile qui ravage le pays. Sa maison y est pillée et ses archives brûlées. Quelques centaines de négatifs parmi ceux qui ont été sauvés miraculeusement de la destruction, sont présentés pour la première fois dans cette exposition et donnent à voir la genèse de sa pratique photographique. Il s’agit donc d’une œuvre artistique de résilience et de résistance, à l’image de sa récente série “SIXSIXSIX”. Plus de 160 œuvres de cette installation monumentale constituée de 666 Polaroïds sont exposées. Elle dresse le portrait d’une humanité complexe, capable du meilleur comme du pire, dont la condition profonde est d’accepter son destin fait de joies et de souffrances.
Le dernier espace est consacré à la présentation d'une sélection de plus de 160 œuvres issue de la série « SIXSIXSIX » (2015-2016), dans laquelle Samuel Fosso réalise une étude précise, quasi-obsessionnelle, des différents états émotionnels qui le traversent. À travers 666 autoportraits Polaroids, l’artiste mime un large spectre de sentiments, qui vont du désarroi jusqu'à la joie la plus totale. Créant un trouble, Fosso partage ici un moment fort et rare avec le spectateur, peu habitué dans son travail à un tel dévoilement, sans fard ni masque.
De ses photographies de jeunesse à ses travaux confidentiels rendant hommage à son grand-père ou à un ami disparu, en passant par ses savoureux autoportraits jusqu’à ses séries les plus emblématiques (Tati, African Spirits, Emperor of Africa etc.), l’exposition couvre plus de 50 ans de carrière menée tambour battant contre l’immobilisme de la scène contemporaine. Acteur engagé, Samuel Fosso, qui maîtrise d’une main de maître l’art de la performance et du travestissement, signe ainsi des images drôles et mordantes dont le seul dessein reste celui d’interroger, de questionner en profondeur la notion d’identité personnelle et sociale. Une œuvre poignante, délicieusement théâtrale, portée par un message de paix et de résilience qui oscille éternellement entre introspection personnelle et récits collectifs.
Ibrahim Orher le 28/02/2022
Samuel Fosso - Rétrospective - > 13/03/2022
Maison Européenne de la Photographie - 5/7 rue de Fourcy 75004 Paris