Des chiffres & du chiffre… les bons et les mauvais côtés du marché de la BD après une année record
Le monde de l’édition (et de la bande dessinée) est malmené ou menacé en ce début d’année par les problématiques de diffusion, de concentration, de surproduction obligatoire et le danger d’un manque de diversité.
Terrible paradoxe, derrière les très bons chiffres affichés et la progression du secteur de la bande dessinée cette année se cachent plusieurs problématiques invisibles qui pourtant mettent à mal des petites maisons d’édition au point que certaines arrêtent ou marquent une pause.
Si notre première réaction est la surprise et la satisfaction de se dire que le secteur se porte très bien, on peut se demander à qui cela profite. Les gros groupes d’édition et grosses maisons, les diffuseurs, distributeurs mais les éditeurs indés ? Les auteurs ?
“Ce qui est médiatisé n’est pas forcément le plus important.” Une parole de bon sens de Claire Bretécher et qui résonne toujours avec autant de force, au moment où la presse semble unanime sur cette « bonne santé » du secteur.
Pourtant une concentration des pouvoirs, une politique du chiffre et un manque de diversité menacent à la fois auteurs et petits éditeurs. Retour sur quelques chiffres et bilans.
« Plus rien n’arrête la Bande Dessinée »
C’est le titre de l’étude GFK/Festival de la BD d’Angoulême parue en ce début d’année 2022 qui présente le bilan rutilant du marché de la bande dessinée (lien vers l’étude ici).
Un document qui présente les chiffres cumulés dévoilant que les ventes de bandes dessinées ont atteint 85 millions d’exemplaires (+60% par rapport à 2020) et généré 890 millions d’euros (+50% par rapport à 2020). Des chiffres dingues que l’étude résume à grandes lignes : 1 livre sur 4 vendu en France est une BD, avec une croissance de 107% pour les mangas dont le fond de catalogue fait un x2.
Ces informations, vous avez pu les lire sur tous les sites d’infos, spécialisés ou non, mais derrière la beauté des chiffres se joue une autre bataille, celle du chiffre et de la visibilité.
« Comment a t-il vendu son précédent livre ? »
Dans un article du Monde de novembre 2021, Florent Georgesco interroge « la mécanique de la vente des livres » pour comprendre qui, des 40 000 titres sortis en une année, arrivent sur les étals des libraires (article à lire ici).
Une enquête sur les critères de sélection et le processus qui favorise les best-sellers, les auteurs connus au détriment de la création et des sorties plus confidentielles. Chaque libraire fait ses choix devant les représentants qui proposent les nouveautés catalogue par catalogue, mais l’enquête soulève un point important, celle de la politique du chiffre : « Comment a t-il vendu son précédent livre ? », chaque point de vente a son propre historique qui l’aide à estimer ses achats, pour commander à peu près l’équivalent (plus ou moins selon les coups de cœur), mais qui est aussi un couperet pour les auteurs inconnus ou qui n’ont pas bien vendu un livre précédent (peu importe la raison). »
« Tout va très bien, donc. Pas vraiment. »
Sur son site, l’éditeur Rackham dresse le bilan de ce qui se cache derrière ces chiffres fabuleux, en annonçant une année blanche dans sa production : maintenir le catalogue, mais aucune sortie (lire la tribune ici).
Il commente ce passage de l’article du Monde en regard de son catalogue : « Le recours au critère quantitatif est donc inévitable et l’historique des ventes d’un auteur devient le seul critère de leur choix. Les livres d’auteurs au bon historique seront retenus au détriment de ceux à l’historique mauvais (ou inexistant).
Il suffit alors de regarder à nouveau les ventes de Rackham pour se rendre compte que dans le groupe ayant souffert de la plus restreinte diffusion on retrouve — sans exclusion — tous les livres d’auteurs au mauvais historique (ou à l’historique inexistant). »
« Ce qui dépend de nous »
Dans une tribune publiée sur Actualitté en mai 2020, 118 éditeurs indépendants appellent les lecteurs à privilégier la diversité, à sélectionner les livres (tribune disponible ici) :
« Depuis des années, la vitalité de l’édition française a pris le visage d’une surabondance heureuse et insouciante, matérialisée par une offre pléthorique prétendument désirée et sans cesse renouvelée. Hélas, la situation cache une tout autre réalité : une surproduction, néfaste pour l’environnement et qui inonde les librairies, noie une production éditoriale de qualité, plus audacieuse, mais moins visible, écourte toujours plus la vie des livres, intensifie les retours et le pilonnage des ouvrages non vendus, et accentue finalement la précarité des artistes.
Cette surproduction profite aux grands groupes d’édition et de distribution quand son coût pèse injustement sur les maisons d’édition indépendantes que la crise actuelle écrase un peu plus encore, faute pour elles de disposer de réserves en trésorerie. »
3 pour le prix d’1 ?
Ironie du sort, la crise du distributeur MDS en fin d’année dernière leur a donné raison (lire notre article ici) : MDS (société du groupe groupe Média Participations (Dargaud, Dupuis, Lombard, Urban, Kana) qui représente entre 30-40 % de la diffusion en France (selon un rapport de l’Autorité de la concurrence) a communiqué à ses clients sur les retards de livraisons qui touchent aussi bien les nouveautés que le fond puis dans un 2e temps annoncé qu’elle ne pourra pas assurer les livraisons de commandes de moins de 2 exemplaires (courrier disponible sur le site du Syndicat de la librairie française ici).
Un coup dur pour les libraires, dans une période clef, qui ont eu du mal à recevoir les derniers best-sellers et qui désormais sont contraints de sur-commander pour assurer les commandes clients et les achats unitaires. Pour un groupe qui représente 30-40 % de la diffusion en France, c’est balayer tout un pan de la création en ne permettant plus de commander pendant plusieurs semaines des livres à l’unité : car du distributeur dépendent tous les points de vente, de la librairie au site e-commerçant.
La fusion Editis-Hachette qui inquiète
Le groupe Vivendi (Editis) appartenant à Vincent Bolloré inquiète toute l’industrie du livre, en cherchant à acquérir le groupe Lagardère (Hachette Livre). Cette fusion créerait un mastodonte de l’édition qui concentrerait d’énormes parts de marché sur les domaines de la littérature ou du scolaire. Sans compter la diffusion, autre partie importante de ces gros groupes qui dominent déjà le marché aujourd’hui.
L’affaire n’est pas encore conclue, la Commission d’enquête du Sénat auditionne l’interprofession du livre mercredi prochain, comme on peut le lire ici sur Actualitté et de nombreux professionnels alertent sur les dangers de ce rapprochement, économiquement, mais aussi au niveau de l’éthique. En devenant propriétaire de groupes de presse et d’édition, Vincent Bolloré fait pression sur les journalistes qui enquêtent, dont le journaliste & auteur de bande dessinée Benoît Collombat, l’affaire est détaillée dans cette enquête de Véronique Groussard pour l’Obs.
Un vrai danger pour la diversité des maisons d’édition et des auteurs qui changeront de main d’une part et un risque d’appauvrissement de la diversité éditoriale quand le groupe fera des rapprochements et des coupes.
« Continuer, chercher quelqu’un d’autre ? Ou s’arrêter ? Nous avons choisi d’arrêter. »
Sur sa page Facebook, la maison d’édition Vide Cocagne publie un texte de Fabien Grolleau qui explique que la maison d’édition ferme et qu’il reste 1 an pour acquérir leurs livres (lire le texte intégral ici).
Face au même constat que Rackham, Vide Cocagne prend un virage plus radical en fermant la maison : « Depuis un moment le système de la chaîne du livre, qui nous impose un rythme de parution élevé (pas de nouveauté, pas de rentrée d’argent), nous pesait. Nous voulions faire les choses plus simplement, plus librement, plus en accord aussi avec nos pensées, comme quand nous avons commencé avec des fanzines. »
Ce rythme de parution élevé, qui appelle à la surproduction faute de quoi pas de trésorerie, inquiète dans un paysage où les grosses maisons peuvent proposer toujours plus de titres au détriment des plus petites ; et les libraires n’ayant que des places limitées doivent lutter pour laisser de la place aux titres plus confidentiels, moins médiatisés face au turn-over permanent.
L’éditeur Rackham revient sur cet aspect : « Se focalisant sur la prise de commande, l’article du Monde ne traite pas un autre aspect qui — cette fois — conditionne la présence d’un livre en librairie. Quand ils arrivent à s’installer tant bien que mal sur les étals des libraires, les livres voient leurs chances de s’y maintenir en fonction du ratio nombre des ventes/temps. Plus ce ratio est haut plus un livre a des chances de rester visible, consultable, immédiatement achetable.
Conséquence aussi d’une offre pléthorique, ce critère répond à la nécessité pour le libraire d’optimiser son exposition en trésorerie, impossibilité qu’il est à faire face financièrement à l’achat d’un trop grand nombre de titres ; en même temps, le libraire tend à maximiser la rentabilité de son investissement. Donc, pour faire place aux nouveautés et rééquilibrer son exposition vis-à-vis du distributeur, le libraire doit rendre au distributeur une partie de ceux achetés précédemment et restés invendus. Il retiendra ceux avec les meilleures ventes dans le plus court laps de temps et rendra les autres. Si ce critère a toujours opéré depuis que les libraires jouissent de la faculté de rendre les invendus, le nombre croissant de nouveautés l’a porté à l’extrême. L’accélération de la vitesse de rotation impulsée par la surproduction réduit à quelques semaines la présence physique en librairie d’un nombre toujours croissant de livres. »
« Un nouvel espoir » ?
Dans son bilan annuel l’éditeur çà et là remarque que 2021 est une très bonne année » avec des ventes en libraires légèrement meilleures qu’en 2020, qui était déjà une année remarquable. » (à lire ici en intégralité).
Serge Ewenczyk propose depuis 9 ans les chiffres et son analyse à partir de ses titres vendus, des retours et indique pour 2021 que 4 titres tirent son catalogue (2 nouveautés et 2 titres de 2020) mais aussi grâce « aux ventes du fonds, qui représentent 37% des ventes totales en 2021.«
Il précise aussi l’impact du retour des festivals « Il faut également noter des ventes directes particulièrement dynamiques en 2021, à partir du mois de septembre. Frustrés de ne pas avoir eu de festivals pendant près de 18 mois, nous avons participé à beaucoup de salons, qui ont tous connu une fréquentation en hausse par rapport à la normale, de La Fête de l’Humanité à SoBD, en passant par Gribouillis, Colomiers, Quai des Bulles et Formula Bula. Du coup, on a terminé l’année sur les rotules, mais c’était tellement chouette de revoir tout le monde qu’on n’a pas regretté une seconde. »
« S’engager pour la diversité éditoriale »
Un bilan positif chez çà et là qui tempère un peu ce panorama mais qui rejoint, en conclusion, les analyses des autres éditeurs sur le besoin de diversité : « La grande question est de savoir si cette situation presque idéale – peu de plantades, bonnes ventes du fonds et retours mesurés – va se maintenir ? S’agit-il d’une évolution structurelle des pratiques des lecteurs et lectrices qui privilégieraient les librairies indépendantes au détriment des grandes chaînes, augmentant ainsi les ventes de livres publiés par des petites structures ? Rendez-vous l’année prochaine pour en juger.«
Retour à la tribune des 118 éditeurs indépendants qui concluaient leur tribune par un appel « Lecteur·trices, au moment de votre choix, ne sous-estimez pas la portée de votre engagement. À nos ami·es libraires, nous disons que nos sorts sont liés et qu’une certaine idée de l’essentiel en dépend. »
Chez Vide Cocagne : « Merci à tous les auteurs et autrices qui nous ont fait confiance. Nous avons essayé de défendre au mieux vos livres, nous n’aurons pas tout réussi, mais nous aurons essayé. Notre catalogue est varié, joyeux, risqué, ambitieux, nous sommes fiers de tous ces beaux ouvrages et espérons qu’ils revivront ailleurs, d’une manière ou d’une autre. »
Côté de chez Rackham on termine sur une réflexion « D’autres modèles encore méritent d’être étudiés : circuits de diffusion différenciée, diffusion directe, formes coopératives qui engagent plus et rémunèrent mieux les créateurs. Et, déjà, des éditeurs indépendants ont élaboré et adoptent des modes de diffusion qui s’accordent à leurs motivations et à leur manière de concevoir le métier d’éditeur. Bref, le moment nous semble propice à la réflexion ; il est temps d’arrêter de humer l’air vicié qui flotte sur la chaîne du livre et d’aller respirer un bol d’air frais. »
Un combat de tous les instants, où nos choix de lecteurs ont un rôle important, où la curiosité a un réel impact. Soyons (encore plus) curieux et critiques en 2022.
Enquête de Thomas Mourier pour Bubble
Des chiffres & du chiffre… les bons et les mauvais côtés du marché du livre après une année record