Quatre cents albums pour dire une autre musique : Traverses et Horizons de Philippe Robert

Hors piste mais jamais hors jeu, Philippe Robert taille sa route de passeur musical entre écriture et production musicale. Et, à force de s’intéresser à tout, il a un sacré catalogue. Il aurait pu réitérer ici l’Encyclopédie rock d’Assayas, raconter sa vie comme Beauvallet, mais a choisi, sans thématiser comme David Toop avec Ocean of Sound, de jouer les itinéraires Bis, manifester les écarts, les inouïs et les oubliés du son. C’est : Musiques, traverses & horizons en 400 disques.

En 2006, Philippe Robert sortait Rock, Pop un itinéraire bis en 140 albums essentiels. Une sorte de bible parallèle des « musiques de l’ombre » qui se voit en 2021 rééditée et multipliée avec un spectre très large allant des années 1950 à 2020, décliné en 400 albums  de tous genres, qu’on pourrait qualifier de musiques indépendantes et de traverses pour auditeur érudit.

Musiques indépendantes, comme aveu ironique de ce que seraient les autres : dépendantes, soumises aux diktats du marché, de la rentabilité rapide et obsolète, à la consommation éphémère et à la qualité parfois malmenée, souvent douteuse et toujours en phase avec les attentes du consommateur peu scrupuleux. Mais justement, le voyage parle ailleurs.

Ces musiques de traverse, dans la première édition, étaient bien rangées par ordre alphabétique et faisaient le compte exhaustif et à part sensiblement égale de tous les courants apparus depuis le début des années 1960 jusqu’à la parution du livre. L’auteur précisera à l’époque avoir volontairement écarté et fait l’impasse sur la scène française (pour mieux y revenir dans la suite de TROIS ouvrages Agitation Frite parus chez Lenka Lente en 2017 et 2018), ainsi que les musiques soul, gospel, reggae et autres. 

 Le guide, faisant la part belle aux artistes « qui ne font jamais les couvertures des magazines mainstream » développait une chronique pour chacun des albums  « essentiels » d’un artiste choisi, agrémenté d’une discographie fouillée du nominé ainsi que d’une indispensable et malicieuse notule intitulée « Également conseillés » qui ouvrait de façon subjective des liens avec d’autres univers ou influences et d’autres références voisines du catalogue ainsi sélectionné. Le moins qu’on puisse faire depuis les internénets.

Ici, les 400 albums sont classés par ordre chronologique et l’on s’aperçoit que les années soixante (81 entrées) et soixante dix (168 entrées) soit près de 60% de la liste et 75% des entrées si l’on rajoute les années quatre vingt  (59 entrées) ont été les années glorieuses et prolifiques de créations pour ces artistes de traverses (dont certains toujours en activité aujourd’hui). 

De plus,un artiste ou un groupe ne revient jamais deux fois sur la liste de Philippe ROBERT (à l’instar de celle du groupe de musique cataloguée industrielle NURSE WITH WOUND parue en 1979 avec leur premier album, qui elle alignait des titres sans détailler les contenus et se voulait une liste « initiatique » ) et l’album sélectionné est souvent l’un des premiers parus dans la discographie de l’auteur consacrant ainsi le « chef d’œuvre » définitif et montrant que souvent la suite éventuelle des œuvres n’était pas toujours à la hauteur des attentes du critique,  (sauf exceptions, bien entendu, notamment pour le groupe de David TIBET CURRENT 93 dont l’album compilé Judas as Black Moth (2005), paru dans l’édition de 2006 est remplacé par la chronique de Earth Covers Earth (1988), date du passage du groupe au « folk apocalyptique » dans l’édition de 2021). 

En laissant la parole à l’auteur, on obtient ceci :

Plutôt que d’établir une discothèque idéale de plus, les disques retenus plus loin proposent une longue dérive dont la structure émerge au rythme des chemins de traverse empruntés, sachant qu’il en est d’autres tout aussi pertinents que ceux retenus, et que la carte n’est pas non plus le territoire. Quelle qu’elle soit, une traverse n’est en aucun cas une impasse esthétique signant un échec: elle signifie l’insoumission aux normes standardisées par une industrie dont elle déjoue les pièges, afin de déboucher sur des horizons inattendus. Les arpenter en digressant, puis en faire un voyage, permet de rendre compte au plus près de la fluidité du médium musical, au gré d’un peu plus d’un siècle de découvertes en perpétuelle expansion.

Naviguer d’un disque à l’autre, retracer une histoire possible dont les absences n’ont pas valeur de lacunes et importent peu, offre de toucher du doigt l’érosion des frontières, l’éclatement d’un monde en mutation où se télescopent les sons du monde entier quelles que soient leurs origines: des sons issus des innovations d’indomptables réfractaires et de perdants magni­fiques, les uns questionnant la magie du hasard, les autres l’écriture, deux exemples parmi tant d’autres. Au bout du compte, témoignant d’une histoire des marges faite de fractures et de reconstructions, un vaste mantra créatif se déploie, ouvrant la porte sur des expériences enrichissantes et reliées les unes aux autres, jusqu’à offrir de les vivre en immersion dans un océan de sons.

Comme les actuels dirigeants n’ont absolument rien compris à la culture vivante et qu’ils asphyxient les créateurs en leur imposant des obligations auxquelles, eux-mêmes ne se soumettent pas - et en attendant de pouvoir assister à des concerts debout - on vous conseille de lire ce gargantuesque opus qui va vite vous faire oublier les affligeantes programmations de la fibre, qu’il s’agisse de radio ou de télé.… Allumez votre ordi, partez à la découverte d’un autre monde qui dit exactement ce qu’il a à dire. Mais en musique, sans filtre et avec beaucoup de surprises à la clé. Rester vivant, c’est rester curieux. Let’s go !

Jean-Pierre Simard le 10/01/2022
Philippe Robert - Traverses et Horizons en 400 disques - Le Mot & le reste