L'intense luminosité des “Farouches” de Fanny Taillandier
D’une fascinante luminosité, un très grand roman pour saisir en entomologiste éclairé le vacillement qui sépare peut-être de justesse les civilisations confortables et les âges farouches.
Jean revint vers la table à ce moment-là, accompagné d’un jeune homme en tenue de ranger, svelte et petit, à la peau mate comme beaucoup de Ligures. Jean lui racontait quelque chose qui le faisait sourire. Baya le regarda, il la salua. Jean attrapa son portefeuille sur la desserte, sortit sa carte d’identité, la tendit à l’agent qui la lui rendit, s’excusa pour l’interruption, salua de nouveau et tourna les talons.
– C’était l’entreprise de surveillance ! annonça-t-il. Une ronde aléatoire dans notre colline. Moi qui n’avais pas été contrôlé depuis vingt ans, je viens de donner mes papiers à un gamin à peine majeur.
Et Jean rit, puis but la moitié de son verre d’un coup.
– Vous avez souscrit ? demanda Baya à la femme. Presque tout le monde sur la colline a souscrit.
– Non, répondit la femme.
– Tenez, voici leur carte, justement il vient de me la donner, dit Jean. Ils sont efficaces. Ils interviennent sur toute la Ligurie, de Gênes à Marseille. Tous bilingues. C’est leur univers, ce bout de côte. Ils le connaissent comme leur poche. Le gosse avait une liste d’adresses, il patrouille toute la nuit. Efficaces.
Tout commence ici très simplement en apparence : Baya et Jean, couple de cadres supérieurs indépendants, sont confortablement installés dans une villa oscillant entre le très coquet et le doucement luxueux, sur les hauts côtiers à proximité de Liguria, capitale portuaire de cette belle région du même nom, s’étendant de Marseille à Gênes, à l’heure où l’Europe des États-Nations que nous connaissons encore a cédé la place à une fédération de grandes régions, redessinées le cas échéant en fonction de la géographie a priori indiscutable et de l’histoire la plus consensuelle possible. Une nouvelle voisine, un rien étrange, s’est invitée spontanément dans leur piscine et sur leur terrasse, la politesse normale et le sens des relations humaines de proximité les conduisent tout naturellement à l’inviter à prendre l’apéritif.
Mais, alors que tout ne demanderait sans doute qu’à cheminer dans cette atmosphère de luxe, de calme et de volupté bien méritée par les héros ordinaires de la société post-industrielle de consommation, peut-être qu’en réalité les choses ne sont pas si simples, et que quelque chose, sourdement, résiste, s’infiltre et mine, pour qui ouvre encore un peu les yeux (et les oreilles). Alors que Jean, habile entrepreneur de climatisation, voit ses affaires prospérer et son savoir-faire demandé en urgence par le principal centre commercial de Liguria dont la grande verrière se transforme toujours davantage en plaque de four, des règlements de compte par balles impliquant le milieu international et certaines bandes des cités avoisinantes viennent lui rappeler, obsessionnellement, un passé peut-être pas si lointain. Lorsque Baya, juriste spécialisée dans les litiges immobiliers, est confrontée aux baguenaudages destructeurs d’une curieuse harde de sangliers de moins en moins timides, les édiles locaux la renvoient à leur absence de pouvoir et au caractère après tout assez usuel de ces dites nuisances, tandis que les voisines et voisins, solidaires en apparence, ne semblent guère pressés de soutenir son action. Quels sont ces bizarres rouages qui semblent vouloir se gripper au petit paradis des nantis liguriens ?
La silhouette de la femme se découpait à contre-jour sur le paysage de la baie vibrant de soleil. La mer immobile ; l’horizon flou. Tout était bleu, vert-jaune et blanc, excepté son cou, ses épaules et son dos légèrement penché vers la gauche, dans la continuité sinueuse de sa nuque qui pivotait lentement sous les cheveux relevés : un corps quasi noir, avec seulement parfois l’éclat de son collier dans un mouvement de tête. Elle semblait scruter quelque chose.
Mais peut-être que non, peut-être que je l’imaginais seulement.
À ses pieds, la baie s’ouvrait en un paresseux demi-cercle, fermé d’un côté par une avancée de terre couverte de forêt, qui plongeait dans la mer en roches blanches et brumeuses, de l’autre par les installations gigantesques de l’ancien chantier naval de Liguria, dont les grues se dressaient dans le lointain. Vers la ville, invisible depuis la colline, les sillons des bateaux laissaient dans l’eau de longues traînées blanches. Sur la gauche, à une centaine de mètres à vol d’oiseau de la maison, une falaise blanche s’avançait vers la mer et s’interrompait brusquement, à pic, tranchant par sa netteté avec la brume de chaleur qui s’épaississait au loin.
Baya arriva dans le jardin en tenant précautionneusement un plateau sur lequel trônaient du rosé dans un seau et une bouteille de Ricard. Ses bracelets frémissaient sur sa peau bronzée, lavée, huilée. Elle le posa sur la table. La femme n’avait pas bougé.
– Jean, tu prends les verres ?
Jean apparut sur le perron de la maison et s’arrêta une seconde près des aloès qui bordaient les trois marches de l’escalier de pierre. Il rentra dans la pénombre de la cuisine et ressortit chargé d’un second plateau sur lequel, en plus des verres, se trouvaient divers amuse-bouches disposés dans des assiettes de couleur. Il s’approcha de la table avec son bon sourire de bête tranquille.
L’un et l’autre regardèrent le dos de la femme, parcouru d’imperceptibles mouvements comme ceux de certains fauves au repos. Le soleil descendant augmentait le contre-jour ; les cheveux relevés avaient des reflets scintillants. Elle ne semblait pas envisager de quitter son poste, toujours debout au bord du jardin étagé en terrasses, les mains posées sur les hanches.
– Vous préférez du vin ou du pastis ? finit par demander Jean d’une voix forte.
La femme pivota sur ses pieds et s’approcha d’eux. Son visage très allongé n’exprimait aucun sentiment. Elle jeta un regard bref à Jean, et un autre à Baya.
– Du rosé, merci, dit-elle d’un ton détaché en se dirigeant vers la chaise qui, dos à la maison, permettait d’embrasser du regard le jardin et la vue sur la baie. Sa robe se plia docilement sur son corps lorsqu’elle s’assit.
Jean lui servit un verre et en emplit un second pour Baya.
– C’est la cuvée des producteurs du chemin des Roquettes, dit-il.
Personne ne releva. Il attrapa agilement deux glaçons dans un bol à l’aide d’une pincette métallique et se servit une rasade d’anis. Il s’assit à son tour et croisa ses deux jambes musclées avec un geste d’adolescent.
On trinqua. Baya sortit une longue cigarette d’un étui en argent. Le silence qui suivit était un peu plus long que le silence moyen constaté dans ce genre de contexte.
Publié en août 2021 au Seuil, le quatrième roman de Fanny Taillandier, « Farouches », est d’une traîtrise absolument lumineuse et passionnante. Poursuivant discrètement le travail de géopolitique locale de l’habitat intime qui hantait « Les états et empires du lotissement Grand Siècle » (2016), dont la présence fantasmagorique, ici, des Ligures d’avant la conquête romaine, fournit comme un subtil contrepoint aux archéologues nomades du futur qui examinaient l’objet socio-politique du lotissement péri-urbain, et dont le questionnement, déjà, du fantasme autarcique irrigue le présent roman, c’est sans doute avant tout en construisant une résonance élaborée et ravageuse pour étudier de près le vacillement qui précède la chute des civilisations matérielles que « Farouches » peut en effet porter fièrement le sous-titre de « Empires, 2 » à la suite du « Empires, 1 » centré sur le 11 septembre 2001 que proposait « Par les écrans du monde » (2018). Sous les coups de boutoir de sangliers potentiellement mutants (ou fantastiques) qui incarnent bien davantage qu’eux-mêmes, à l’instar de ceux du « Guerre aux humains » (2004) de Wu Ming 2, les certitudes socio-politiques, esthétiques et économiques de l’entre-soi organisé de l’Occident contemporain, assis sur son individualisme forcené et sur sa superficialité confortable, révèlent volontiers toute leur fragilité, et se montrent ici telles qu’elles sont : beaucoup moins éloignées qu’on ne le croirait – et pouvant peut-être bien y retourner en quelques battements de chaleur – des « âges farouches » chers au fils de Crao. Et c’est par cette patiente construction métaphorique, baignée de lumière et de blancheur immaculée, de vins frais et de nappes assorties, avant le déluge, que Fanny Taillandier nous offre décidément un très grand roman.
La mer irradiait de lumière. L’horizon s’étendait. On n’entendait que le vent.
Quand ils venaient ensemble avec Jean, ils se plongeaient dans l’observation du paysage en contrebas. La voie de chemin de fer avec son viaduc et son tunnel, où passaient des trains de marchandises et des TER. Le golf, sur une autre colline. Les deux domaines viticoles dont le très bel amphithéâtre de vigne, qui organisait des apéritifs chic en début d’été où Jean et Baya allaient parfois pour flamber un peu. Ces observations leur procuraient un discret contentement qui les rendait joyeux, blagueurs.
Quand Baya était seule, ce contentement se traduisait par une immense et très floue gratitude envers la création, les astres, la terre et la mer, les bêtes qui rampent, marchent et volent, les fleuves et les jardins, l’homme et la femme avec leur puissante raison et leurs astuces techniques qui, de cette zone anciennement sauvage, avaient fait, au cours des siècles, un joyau de civilisation. La Ligurie, patrie de hordes sans culture ni villes, tout juste bonnes à chasser le gibier dans les collines et à pêcher la sardine, avait été mise en coupe réglée par les Romains, avec leurs soldats, leurs routes, leurs techniques de construction, leur droit du sol et leurs écritures commerciales. Et deux millénaires plus tard, Baya trouvait le résultat franchement pas dégueu.
Elle admirait le mariage parfait entre les ressources de la terre et de la mer d’une part et d’autre part l’industrie humaine, avec le port de pêche, le chantier naval, les routes et chemins de fer pour relier les villes, les espaces agricoles, les lieux de plaisance. Tout ça si bien organisé, vu d’ici. C’était apaisant. Baya n’aurait pas été capable de dire au juste de quoi elle avait besoin d’être apaisée. Et puis, d’ici, on avait le sentiment qu’on pourrait défendre la colline contre n’importe quelle invasion ; elle rêvassait parfois à des maquis, des guerres civiles, des mitrailleuses brûlantes. Elle n’aurait pas non plus pensé à le raconter si on lui avait demandé à quoi elle rêvassait.
Hugues Charybde le 18/09/2021
Fanny Taillandier - Farouches - Seuil / Fiction & Cie
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