Histoire de cinéma – L'Assassin sans visage (1948) de Richard Fleischer

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Qui est le Juge ? Le tueur en série qui frappe les soirs de pluie est une ombre vagabonde, une silhouette spectrale, un spectre obscène qui mouille en jouissant d'obséder l'enquêteur chargé de l'arrêter. Un mannequin dit ce qu'il en est d'un homme sans visage, sinon celui d'une personne sans personne. Le vide du tueur en série se remplit de pulsions dont les restes engorgent les caniveaux, mais aussi du fantasme ignoré de ses spectateurs qui participent de sa folle entreprise de reconnaissance, symbolique et diabolique. Son identification est une déception nécessaire valant à la fin comme un certificat de désublimation en révélant que le problème est logé aussi dans nos yeux. Avant le Nemo de 20.000 lieues sous les mers, le Juge est un mythe pour autant qu'il n'est personne.

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La pluie, une signature

 (le Juge mouille, le Juge jouit)

 Il pleut, le pavé mouillé de clichés s'est transmué en funeste présage. Le stéréotype du film noir est devenu à la fois mauvais signe et marque de mort signant celui qui s'inspire du genre pour commettre ses horribles forfaits. Quand tombent les cordes en s'écrasant sur le trottoir de la cité nocturne typique, la pluie battante forme un rideau dont les ourlets épaississent la grisaille urbaine en annonçant la couleur : le gris mouillé est la tonalité brouillée caractérisant l'homme sans qualités ni identité qui s'autorise des averses pour verser dans la nuit de ses pulsions et y faire sombrer ses victimes. Celui qui signe ses meurtres par strangulation s'est donné un pseudonyme intimidant, le Juge, en mettant ainsi au défi la société de l'empêcher de remplir un mandat qui répond à une loi morale supérieure au droit des lois écrites de l'État, mais laquelle ?

Harry Grant, le lieutenant de police chargé de mettre fin aux activités meurtrières du Juge, est irritable et on le comprend, il se fatigue à courir depuis plusieurs mois après un lièvre qui est le démon jouissant de son impuissance. La pluie en atteste : le Juge mouille, le Juge jouit. Son acolyte le sergent Art Collins et la journaliste Ann Gorman ne seront pas de trop alors pour permettre au héros de sortir la tête hors de l'eau et, entre une idée (un mannequin servant à donner chair à un assassin sans visage ni corps) et un indice (un magazine laissé sur la scène d'un nouveau meurtre), lui permettre de suivre une piste qui le mènera à la révélation de l'identité du Juge. Une révélation singulière d'être décevante en faisant de la déception même le moment d'un grand saisissement.

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Premières fragilités

Glissé dans l'économie modeste de la série B, L'Assassin sans visage – Follow me Quietly (1949) n'en reste pas moins le premier film important de son auteur, doublé d'un jalon dans l'histoire de la représentation au cinéma de la figure du tueur en série.

Richard Fleischer commence à travailler depuis 1942 à la RKO, d'abord dans sa filiale new-yorkaise partagée avec Pathé où se trouve la salle de montage des informations diffusées en avant-programme des films, avant de partir pour Hollywood et participer à la série des Flicker Flashbacks, une série de sketchs muets et comiques. Son premier long-métrage, Child of Divorce (1946), témoigne des déséquilibres psychologiques affrontés par une petite fille de huit ans qui souffre de la séparation de ses parents. Ces premières fragilités, ces premiers craquements de miroir projettent des lumières sombres qui ne vont pas cesser de rayonner dans les films suivants, en particulier The Girl in the Red Velvet Swing – La Fille sur la balançoire (1956) et Compulsion – Le Génie du mal (1958), deux histoires adaptées d'affaires criminelles réelles. Le réalisateur n'a pas oublié l'étudiant en psychologie qu'il a été dans sa jeunesse quand il se destinait alors à une carrière de psychiatre. Ont suivi Bodyguard (1948), une histoire de faux coupable coécrite par Robert Altman, et Le Pigeon d'argile (1949) où un autre faux coupable en quête de la preuve de son innocence abrite un ancien soldat fragilisé par l'expérience traumatisante de la guerre et son internement dans un camp japonais (le contexte sera davantage exploré par le réalisateur avec Between Heaven and Hell – Le Temps de la colère en 1956).

Sur un sujet d'Anthony Mann, L'Assassin sans visage est une série B exemplaire de la manière esthétique de la RKO. Le film est court et sa narration véloce comme un lièvre. La concentration est accentuée par la durée ramassée du métrage et par la nervosité du montage. Le style est vif, précis, elliptique et la petite forme des situations astreinte à la dynamique des actions est comme un train dans la nuit qui annonce celui de The Narrow Margin – L'Énigme du Chicago-Express (1952), un succès qui va ouvrir à son auteur les portes de la MGM. Surtout, le sixième long-métrage de Richard Fleischer est l'histoire de la traque d'un criminel psychopathe qui, rétrospectivement, aura initié la grande série de ses portraits de serial killer incluant, ces deux-là inspirés de faits réels, L'Étrangleur de Boston (1968) et L'Étrangleur de Rillington Place (1971).

On remarquera dans les trois films de Richard Fleischer les constantes suivantes : le tueur est à chaque fois un étrangleur ; il est un sujet instable, mélange schizophrène et explosif de rationalité instrumentale et de folie inexplicable, un balancier de surpuissance et d'impuissance, de supériorité et d'infériorité, une figure à la fois vide (c'est une ombre chinoise, une silhouette) et pleine (c'est un monstre gros de pulsions), qui marche avec un pied dans le visible et l'autre dans l'invisibilité qui est, même après son arrestation, persistante insaisissabilité.

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Le Juge est un mythe

(un mannequin aussi bien)

Certes, L'Assassin sans visage est des trois le film plus raide et le plus abstrait, le plus sec et détaché de tout arrière-plan social et historique, soumis aux conventions de genre et du genre du film policier frotté à l'esthétique du film noir (l'acolyte laconique est un ami fidèle doublé d'un bon génie, la journaliste une femme d'abord méprisée qui doit apprendre ensuite à se faire serviable et se rendre désirable pour le héros). Il n'empêche, le film de Richard Fleischer est plus qu'un ébauche des chefs-d'œuvre à venir, et plus qu'une simple variation appliquée de M. le maudit (1931) de Fritz Lang dont Joseph Losey s'apprête d'ailleurs à faire le remake, M, tourné trois ans après. Il y a en effet dans le film trois grandes idées qui excèdent le film de commande appareillé à la logique industrielle du genre en ouvrant la possibilité pour des développements modernes ultérieurs qui coïncideront avec une nouvelle époque racontée par la série Mindhunter de Joe Penhall et David Fincher, celle où le tueur en série est enfin identifié comme tel.

D'abord, l'inspecteur de police apparaît d'emblée comme une figure fatiguée, le porteur méphistophélique d'un fardeau luciférien, celui du trouble consécutif aux efforts nécessaires à la traque d'un tueur qui lui glisse comme un poisson entre les mains. On s'attendait à un portrait psychologique du criminel mais c'est en fait celui de l'enquêteur qui emporte le morceau, l'un et l'autre composant comme les deux faces, l'avers plein et l'envers creux d'une même réalité schizoïde. Harry Grant est à sa façon un obsessionnel dont l'obsession s'enroule dans l'obsession meurtrière du Juge. Le Juge est son juge. Le Juge est le surmoi dont l'ombre exerce une emprise obscène et fascinante sur le gardien de la loi. Bien avant Manhunter (1986) de Michael Mann et la série Mindhunter, l'enquêteur est déjà le profiler qui, pour identifier le serial killer, doit reconnaître en lui sa propre part obscure, part maudite d'une loi dont le vide s'engorge de pulsions comme l'égout un soir de pluie. Dans le cinéma de Richard Fleischer, c'est un premier couple masculin et spéculaire, démonique et mimétique que l'on retrouvera dans Le Génie du mal et, différemment, dans la fratrie belliqueuse des Vikings (1958).

Ensuite, le tueur est une ombre vagabonde, une menace spectrale qui laisse des trous derrière elle, une enveloppe vide qui ouvre dans l'être des poches de néant. Le tueur est une personne sans personne qui préfigure étonnamment le personnage obsessionnel et vengeur dans 20.000 lieues sous les mers (1954) d'après Jules Verne. Comme Nemo, le Juge est un mythe. Deux grandes idées s'ajointent alors pour rendre compte de la dialectique du vide et du plein qui le caractérise. D'abord les indices disséminés par le tueur, lettres, chapeau, mégots, empreintes de chaussures, poil de veste, servent à confectionner un mannequin sans visage, certes, mais dont le dos pourrait permettre une identification minimale. Une séquence incroyable : le Juge prend un soir la place du mannequin pour s'approcher de la loi et ainsi écouter ses gardiens sans se faire voir d'eux et pouvoir les juger comme il se doit. Le Juge est un mythe, c'est une poupée aussi bien, de cire et de son, le mannequin rempli d'une bourre à laquelle, on le verra vite, participe la paille de nos imaginations, divagations et spéculations.

Le tueur du giallo à la manière de Mario Bava puis de Dario Argento trouve ici plus qu'une ébauche mais déjà la prémisse d'une subjectivité abstraite et impersonnelle. Une subjectivité vide qui se remplit concrètement d'un néant pulsionnel dont les restes morts se déversent dans l'esprit du policier jusqu'à écœurement et saturation. Un espace est dès lors ouvert pour accueillir plus tard encore « The Shape », la Forme ou la Silhouette qui est le surnom donné à Michael Myers dans Halloween (1978) de John Carpenter.

Le Juge est personne

(la pluie est une douche froide)

Enfin, la révélation longtemps différée de l'identité du criminel est une faille, un abîme révélant l'antagonisme qu'il y a non seulement entre le tueur et le policier après lui, mais également dans le regard même de ceux qui le considèrent, le spectateur dans les pas de l'enquêteur. La duplicité et la réversibilité des masques constituent un jeu auquel a joué à plusieurs reprises Richard Fleischer, notamment dans L'Énigme du Chicago-Express dans lequel la veuve d'un bandit appelée à témoigner contre les assassins de son mari se dédouble entre la femme réelle et la policière qui prend sa place pour tromper les tueurs à sa poursuite, et dans Crack in the Mirror – Drame dans un miroir (1960) avec un double rôle confié aux trois acteurs principaux, Orson Welles, Juliette Gréco et Bradford Dillman. Plus simple, L'Assassin sans visage va cependant plus loin. Il y a d'un côté le Juge dont le mythe repose sur des mises en scène morbides qui s'inspirent de la littérature savante et populaire dédiée aux criminels dans son genre. En atteste un magazine trouvé sur les lieux d'un nouveau meurtre puis le placard en petit musée des horreurs où le tueur collectionne des effets personnels volés à ses victimes. Le tueur en série se présente ainsi comme une figure symptomatique de la modernité réflexive, qui fait ce qu'il sait en sachant ce qu'il fait.

Le Juge est l'anonyme noyé dans la foule des grandes cités urbaines qui, après Edgar Allan Poe et Charles Baudelaire, a la vive conscience qu'elles prédisposent aux jouissances occultes de la criminalité et sa répétition en série. Mais le mal radical quand il prend la forme circonstanciée d'une raison justifiant le pire ne s'oppose pas au mal pathologique. Voilà qui relance l'énigme d'une opacité existentielle : le Juge qui s'est fait tel en imitant ses prédécesseurs est réellement en proie à une schizophrénie qui éclate quand les balles tirées pour l'arrêter percent des trous dans les tuyaux d'une canalisation en laissant s'échapper des fuites d'eau.

La pluie en trombes n'est pas la marque d'une signature factice, c'est un symptôme inconscient, une fêlure sur laquelle le criminel n'a aucune prise, un écoulement qui est une lame de fond pour la raison. Le fuyard qui vient d'être arrêté par Harry Grant fuit devant l'eau fuyante qui le rend fou et, par maladresse, bascule dans le vide. De ce point de vue, le Juge annonce vraiment les étrangleurs respectifs de Boston et de Rillington Place qui sont des individus boiteux et fuyants, à la fois malades et intelligents, rusés et cinglés, rationnels et irrationnels, intégrés et psychopathes. Contrairement au rêve de l'âge classique, la raison ne protège plus de la déraison mais compose avec elle en délivrant le noyau qu'il y a dans toute subjectivité, noyau de vide radical et de folie.

De l'autre, le Juge est l'enveloppe vide dévoilant qu'elle est chargée de matières pulsionnelles mais aussi de contenus fantasmatiques qui appartiennent à ses spectateurs. La découverte tardive de son identité révèle avec la force sèche de la déception qu'elle est une désublimation sanctionnant une sublimation préalable qui aura été comme telle ignorée. Derrière le Juge se cache Nemo, une personne qui n'est littéralement personne. La rue est déserte, c'est un indice pour le tueur qui comprend le traquenard de son arrestation, mais le vide met aussi en relief le choc de la révélation de son visage. Sous le chapeau, il y a le visage d'un homme, rien qu'un homme, pas très beau, pas très fort, un peu vieux, un pauvre gars apeuré. Le Juge a cessé d'être une silhouette maléfique, une ombre insaisissable, un spectre obscène et obsédant. Le Juge n'est rien de plus qu'un animal maladroit et pathétique quand il tente d'échapper à la police en se réfugiant dans les arcanes d'une usine à la tuyauterie labyrinthique. Le Juge qui ne l'est plus en perdant son insaisissabilité délivre un homme saisi dans sa nudité, dans l'absence de toute qualité. Sa nudité dévoilée fait notre dénudement ainsi que notre accablement : le vide était sous un certain aspect formel plein aussi bien, en étant réellement rempli de nos délires. La pluie est une douche froide. La représentation du tueur en cerveau supérieur, parachevé avec Le Silence des agneaux (1991) de Jonathan Demme, en aurait toujours déjà pris un coup, trop redevable d'une conception sacrifiant à un imaginaire de la maîtrise et du machiavélisme.

Le tueur en série est un mythe dont la peau dure enveloppe l'antagonisme réel qu'il refoule et qui relève de la dialectique de la reconnaissance le liant intimement à ses spectateurs. S'il y a jugement, c'est dans une optique hégélienne, sur le mode spéculatif. L'identification se comprend alors dialectiquement, autrement dit comme une déception préparant à une désublimation nécessaire afin d'identifier la demande fantasmatique, sociale et obscène que remplit le serial killer en sachant qu'elle hante et emplit l'esprit supposément rationnel de ses spectateurs, d'un savoir qui coïncide avec la folie.

 Des Nouvelles du front, 12 février 2021


L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.