Avec le dernier grenadier du monde, Bakhtiar Ali

Je sus dès l’aube du premier jour qu’il avait fait de moi son prisonnier. Dans un palais, au milieu d’une forêt cachée. Il me dit qu’au-dehors s’était propagée une épidémie aussi mortelle que la peste. Lorsqu’il mentait, tous les oiseaux s’envolaient. C’était comme ça depuis l’enfance. Chaque fois qu’il mentait, une chose différente se produisait. Soit il pleuvait, soit les arbres tombaient, soit les oiseaux se mettaient à voler en bande au-dessus de nos têtes. J’étais prisonnier dans un grand palais. Il m’apporta beaucoup de livres et me dit de les lire. Je lui dis : “Laisse-moi sortir.” (Incipit, p. 5)

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Une virevolte de kamancheh forcit dans les rues entre les charrettes, se déploie par-dessus les collines rases, les pierres et le poil des montagnes, jusqu’aux dergahs solitaires, jusqu’aux repaires de derviches et aux prisons cachées. Le dernier grenadier du monde est comme une très très longue phrase.

On se familiarise : Mouzaffar Soubhdam, Mohammad Delchoucha, Yaqub Snawbar, Ikram Kéw, Chadarya et Lawlaw Spi, Nadim Chazadeh. Le style s’architecture de ces noms répétés, scandés, invoqués ; et aussi de points de suspension, qui prolongent et ravivent les phrases.

Est-ce que c’est pour meubler la solitude ? Mouzaffar Soubhdam, en prison vingt-et-un ans, raconte. Les suspensions, l’écho des noms propres, est-ce que c’est pour emplir le vestige mental de la cellule, son désert, sa gorge, ses yeux ? est-ce que, à laisser tremper son récit dans le silence un instant, la prison jaillirait à nouveau tout autour, s’imposerait face aux invocations — de ce silence lui bourrerait la bouche pour toujours ?

Combat contre l’isolement forcé. Sur tous les fronts combattre le grand vide : celui qu’on appelle réclusion, celui qu’on appelle deuil, celui qu’on appelle dictature. Livre des privations. Sur tous les fronts combattre veut dire : donner de la voix. Faire récit. Les corps disparaissent, les livres s’enfouissent, l’herbe s’assèche, mais il y a ce monde que Soubhdam garde dans les mains : un monde un peu décharné, à moitié obsolète, traversé de figures hypothétiques (où la légende, où le déni ? où l’espoir, où l’enquête ?) mais auquel il donne son souffle.

On ne va pas dire que le monde ressuscite. Mais c’est ce monde-là, seulement celui-là, dont on est témoin, le monde des grands vides, que grâce au narrateur Mouzaffar Soubhdam on peut sentir, nous qui lisons. Pour ce que nos récits peignent nos murs ; montent des silhouettes à nos côtés ; cassent les flirts de la mort.

J’ai fini le livre.
À mesure qu’ont passé les mois, mon amour pour le livre a grandi. Quelque chose monte en se déchirant. Un cri sort de l’histoire. Peut-être me traverse-t-il : penser au Grenadier m’agrège dans le ventre une pointe de flèche émoussée. Des nutriments, des résidus du livre déposés dans mes chairs se mettent à rayonner à son souvenir, s’échauffent, irradient, jettent leur fréquence, se synchronisent. De sorte que ça crie. Le livre vivant, tiré de son sommeil, se fraye un passage à travers l’amalgame de matière et d’électricité que je constitue.

Ce cri qui vient de l’intérieur du livre semé dans l’intérieur de mon être, cet état de miroir, cette confusion des souffles, m’interpelle. Il me convainc de l’importance du livre et d’en partager la lecture.

C’est un moment où la langue ne marche plus… on ne peut pas le décrire, mais on voit comme une lumière qui en jaillit. (p. 53)

C’est pas souvent qu’un texte s’assimile comme ça, laisse de si puissants résidus qui germent, fraternisent avec mon système. Cette chronique cherche à déceler ce qu’anime Le dernier grenadier du monde. Il y a quelque chose, un souffle, dans ce livre, qui s’étale le long des 350 pages traduites — c’est Sandrine Traïdia qui nous offre cet aperçu souverain du travail de Bakhtiar Ali, d’expression soranie. Un souffle, un certain type d’anima(ux) qui le peuplent, qui lors de ma lecture m’ont visité (c’est ce qu’on dit parfois : qu’en lisant on s’ouvre – cette très ancienne pratique de l’hypnose qu’est la lecture), et dont le passage se rappelle aujourd’hui à mon corps : leurs empreintes dans mes boues mentales, mes réflexions imprégnées de leurs laissées, les bouquets de nerfs qu’ils ont couchés.

Quels sont ces animaux ?

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On se fatigue d’errer sur les collines, de courir sur les cordes du vent montagnard comme un archet fou. Courir après les personnages sans les connaitre, ingurgiter leur légende et se jeter à leurs trousses, Yaqub Snawbar, Saryas Soubhdam, la quête est trop fatigante, le pays trop grand, trop sec, trop rasé, sec et explosif, c’est marcher sur des grenades de verre, marcher sur des cœurs d’enfants qui éclatent en nous laissant ce jus rouge plein de grains, et au loin il y a cet arbre où se reposer, au pied duquel commencer à faire vivre ceux qui ne vivent plus — c’est-à-dire tout le monde, puisque le narrateur bataille avec des souvenirs vieux de vingt ans et soudain se cogne à l’étrange et invivable scénario de l’avenir avenu.

Lorsque Kateb Yacine, dans Nedjma, fait le récit de Rachid au fondouk, je me souviens d’un souffle similaire dans la langue, de cet épique tombé en morceaux, retourné à sa poussière, à ses sources immatérielles, légendaires. Souffle des reclus ? Nécessité d’une fresque, d’un conte interminable, que ça résonne et même que ce soit contagieux… Semer les épithètes comme des petits cailloux.

C’est une tradition que Bakhtiar Ali bouture aussi des Mille et une nuits. L’histoire de Mohammad Delchoucha et des sœurs Spi : le garçon porté par les eaux, la fenêtre peuplée de cet envoutement de filles, les précieux artefacts de verre et jusqu’aux silencieuses retraites hors de la ville, au pied de l’arbre mystique où naissent les histoires, دواھەمین ھەناری دونیا (duwahamin hanary duniya), le dernier grenadier du monde. C’est un genre de mille-deuxième nuit (sans référence à Roth), celle d’après la catastrophe, d’après les insurrections défaites.

Qu’on ne vienne pas dire que c’est une fable, une initiation, un onirisme… Le livre a une géographie et un engagement. Mais ridés de vingt ans. Plus rien que les pères vieillis pistant les fils disparus, le chagrin englouti dans des palais glaçants, des déserts forcés. Plus rien que du passé qui raconte le futur. Un récit comme internalisant le passé antérieur, avec ce que ça porte de légende et de faux-semblants, et de pleurs, de pleurs, récit parmi les pleurs.

Il reste des lumières. On ne peut pas oublier que ça brille. Les collines sombres et rases, les rues périlleuses, l’immensité qui écrase toutes les existences (grand charivari muet de solitude, de douleur et de deuil) portent des incrustations. Et ça, c’est le fait du récit. De l’eau brille encore sur cette terre-là : par-dessus l’écrasant vide kurde se faufile un ruisseau minuscule, un chuchotis cristallin animé de fruits de verre magiques, d’arbres de sagesse, de soeurs gardiennes de paradis. Mouzaffar Soubhdam raconte. Sa voix trempe la poussière, sa voix pleine de rêves trempe la poussière pleine de morts. Il ne parle pas la langue du présent, imparlable, mais la langue des prisonniers, des pères en quête des fils perdus, cette langue temporellement déracinée, ce passé qu’on se force à ranimer, faute d’autres narrations. C’était pas à Soubhdam d’assumer tout ça. L’avenir, il l’a voulu radieux. C’est ça, la déchirure que je ressentais, la torsion du livre : le passé à genoux dans les avenirs défaits, le passé progressant sur le chemin soutenu par la béquille des rêves. Il n’y a plus grand-chose d’autre de vivant. C’est dans son souffle que bat le pouls du monde de Mouzaffar Soubhdam. L’anima(l) parcourt les terres oubliées, s’insinue par-devers nature, villes et habitants, semant le verbe et la magie comme une extrême-onction, et ça court, ça court le long des gorges et sur les collines désertes, ça froisse l’herbe sèche, jusqu’à la mer ça soufflera et au-delà de la mer.

Il y a des nuits où tu échangerais ta vie entière contre l’odeur d’une grenade, ou bien où tu te réveilles à minuit en sursaut en t’apercevant que ta chambre est emplie d’un parfum de poire. Tu te lèves en délirant et tu penses à l’eau… La chose la plus étonnante dans le désert est cette jarre d’eau qu’on t’apporte. Grâce à cette eau, tu sais que le monde continue d’exister, grâce à cette eau tu sais que, loin de toi, il y a la mer, il y a des vagues… Yaqub, pense que, chaque jour avant de boire une gorgée d’eau, je respirais son odeur pendant des heures. Qui dit que l’eau n’a pas d’odeur ? Quel est l’imbécile qui dit que l’eau n’a pas d’odeur ? Grâce à cette eau, je respirais l’odeur du monde entier, je respirais l’odeur des poissons, je respirais si profondément que j’atteignais les odeurs les plus secrètes et les plus cachées de la mer… Pendant des années, tes désirs te tuent. Jusqu’au jour où tu comprends que tu peux vivre sans rien, jusqu’au jour où tu comprends que l’ensemble des choses que tu désires est un mirage, jusqu’au jour où tu comprends que le poids des choses est dans ta profondeur intérieure. C’est alors que tu peux ne plus penser à tes désirs, il te faut alors reconstruire tes pensées sous une autre forme… Yaqub, il y a un moment,je ne sais pas quand il arrive, je ne sais pas à quel degré de toute cette souffrance et de toute cette solitude il arrive, c’est un moment où la prison et le retrait du monde sont tellement entremêlés qu’il ne t’est plus possible de les différencier l’un de l’autre, tu ne sais plus si tu es prisonnier ou derviche. Tu te libères soudain de tout, de tous les poids, sauf du poids de la vie elle-même… Je ne peux enseigner à personne quel est ce moment ni à quoi il ressemble… c’est un moment où la langue ne marche plus… on ne peut pas le décrire, mais on voit comme une lumière qui en jaillit. (p. 53)

Olivier pour Un dernier livre avant la fin du monde
Bakhtiar Ali - Le dernier grenadier du monde - éditions Métaillé

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