Les visées autour du monde carcéral de Nicolas Daubanes
Prix Drawing Now 2021, Nicolas Daubanes réalise un travail autour du monde carcéral (dessins, installations, vidéos) issu de résidences immersives dans les maisons d’arrêt, depuis près de 10 ans. Depuis ses dessins à la limaille de fer aux monumentales installations de béton saboté au sucre, l’artiste s’intéresse au moment combiné de la suspension et de la chute : voir avant la chute, avant la ruine, l’élan vital.
Nicolas Daubanes est né en 1983, il vit et travaille à Perpignan. En 2010, il obtient le Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique de l’École des beaux-arts de Perpignan avec les félicitations du jury. Depuis 2008 et une première expérience en milieu carcéral au sein de l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Lavaur, Nicolas Daubanes multiplie les expériences d’ateliers, de résidences d’artiste, de professorat en prison. Il ouvre à présent son champ d’action en allant vers d’autres espaces sociaux dit « fermés », ou encore « empêchés ». Il n’hésite pas à recréer des situations dans lesquelles il se met à l’épreuve, interrogeant ainsi plus largement les limites de l’existence et de la condition humaine. Sa première monographie La vie de rêve (textes : Christine Blanchet, Camille Paulhan) est parue en 2016. Il est représenté par la galerie Maubert à Paris.
L’univers carcéral apparaît dans plusieurs de vos œuvres. Où se situe la part documentaire de votre travail ? Jouez-vous avec notre imaginaire de la prison ?
J’ai commencé par les dessins à la poudre d’acier aimanté (Prisons/Miradors). Ils étaient pour moi une façon de montrer l’espace carcéral et son architecture très spécifique. Ces images sont une forme de médiation de ce que je vois à l’intérieur. J’essaie de présenter des dispositifs qui sont habituellement invisibles. Je me suis aussi beaucoup intéressé aux Prisons imaginaires de Piranèse. Quand je sélectionne ces endroits, je sais pertinemment que je crée du fantasme. C’est un aspect de plus en plus présent dans mon travail. En m’inspirant des modes de fabrication d’alcool des détenus dans La Vie de rêve par exemple, je sais aussi que je crée une sorte de réalité augmentée de la prison.
Je montre des choses très différentes de ce que l’on peut voir dans les émissions pseudo-documentaires et j’essaie souvent de le faire avec les détenus. On travaille sur ce qu’ils ont envie que je montre ou ce qu’ils ont envie de montrer…
Parfois on anticipe les idées fantasmées des autres en jouant avec la question du vrai et du faux. Dans les Livres noirs par exemple (ndlr : livres de dessins extraits de séquences vidéos, recouverts à l’encre noire, réalisés à la suite d’une résidence artistique dans la Maison Centrale d’Ensisheim, dans laquelle deux tiers des personnes sont condamnées à perpétuité), l’un des livres où l’on voit un personnage marcher dans la rue est une mise en scène. L’un des détenus voulait qu’on le montre comme s’il se baladait à l’extérieur de la prison, il a branché sa console de jeu et a mis Scarface, pour que nous refassions le même cadrage. On crée donc un document qui contient les fantasmes et les désirs des détenus. Dans ces livres, c’est en général moi qui suis filmé par les détenus en train de marcher dans les prisons, un peu comme si l’on se déplaçait dans une prison de Piranèse. S’il fallait faire une distinction, les Livres noirs seraient ma façon d’archiver l’espace carcéral, tandis que les dessins, ma façon de le montrer.
Votre intérêt pour les hétérotopies montre-t- il aussi le désir d’interroger les règles de vie dans ces espaces coercitifs ?
Quand j’ai réfléchi à mon premier atelier en prison, je n’arrivais pas à écrire de projet. Je suis donc allé rencontrer le directeur adjoint et je lui ai demandé de me parler de la prison et des ateliers qui avaient pu être faits, puis je me suis approprié ses mots pour écrire un projet, il ne parlait pas d’arts plastiques, mais d’ateliers à visée professionnelle, de réinsertion. C’était une façon pour moi de suivre un protocole dicté par les règles de la prison.
Quand on me dit que quelque chose est interdit, je me demande comment contourner la règle pour être dans une limite intéressante et créer un travail ambigu, d’un point de vue pénal ou non.
J’essaie que cet esprit de contradiction soit constructif et amène à une réflexion. Pourquoi n’a-t- on pas le droit de boire de l’alcool en prison ? Pourquoi le café est-il interdit ? Les prisons sont aujourd’hui dans un contrôle absolu de la personne. Je veux pointer du doigt les choses qui ne fonctionnent pas et qui témoignent d’un ressenti humain, du ressenti du détenu qui entre en résistance avec ces règles et essaie de vivre normalement. Quand je suis allé dans une maison centrale où les personnes enfermées ont violé, tué, j’avais envie de savoir ce qu’ils y vivaient.
Je n’ai cependant pas d’empathie pour eux, seulement pour la question humaine. Le cercle qui englobe tout ça est la question de notre vie en société. La façon qu’on a de traiter les gens en prison est aussi un symptôme de la façon dont on les traite à l’hôpital, à l’école, à l’usine, etc. Suite à l’invitation d’un centre d’art, j’ai fait récemment ma première résidence en soins palliatifs. Les hasards de la vie ont fait que l’hôpital Joseph-Ducuing à Toulouse soit aussi le lieu où mon père est décédé il y a 14 ans. L’équipe pensait que j’allais faire un projet avec un regard extérieur, mais je suis arrivé en leur disant « bonjour mon père est mort dans votre service ». J’ai vite remarqué qu’à l’inverse des autres services, il y a dans celui-ci des plantes partout, que le service garde une fois les personnes décédées, comme dans un cimetière. Je me suis interrogé sur ces plantes et sur le parallèle avec l’état végétatif. Mon projet est de construire une serre en verre gravé dans laquelle ces plantes seraient conservées. Un endroit où l’on cultive la vie. Les questions du soin, et de la bienveillance en général, m’intéressent.
Vous n’hésitez pas à vous impliquer personnellement, corporellement et émotionnellement dans vos recherches artistiques, vous refaites par exemple une étape du Tour du France pour comprendre la mort du coureur cycliste britannique Tom Simpson au mont Ventoux, s’agit-il d’une mise en application d’une certaine philosophie de l’existence ?
En général, j’aime parler de ce que je connais. Sur la question de l’effort physique du cycliste, j’avais envie de comprendre ; pour parler de sa mort, il fallait que je fasse cet effort physique, que je m’inflige cette épreuve. Dans cette performance, l’idée de coller à la vie et à la mort de Tom Simpson était importante, mais je pensais aussi à mon père qui faisait énormément de vélo en amateur, à un niveau quasi professionnel. J’avais aussi en mémoire le cycliste Pierre Matignon qui avait décidé de partir plus tôt un matin pour tenter d’arriver premier lors du Tour de France alors qu’il était toujours dernier. Il a été lanterne rouge avant de remporter une étape importante du Tour de France en 1969. Cette étape est un peu comme un parcours initiatique. Pendant cette épreuve, je lisais Autoportrait de l’auteur en coureur de fond de Haruki Murakami. J’y ai trouvé l’écho de ce que je vivais : vivre l’effort et le décrire en le vivant. Quand je fais ce type d’effort, je me sens légitime d’en parler.
Ma pratique parle de choses compliquées. L’art est pour moi une façon de vivre tout cela, d’où le titre de ma monographie La Vie de rêve.
Un peu de technique … le dessin à la poudre de fer aimantée
"Les dessins à la limaille de fer de Nicolas Daubanes représentent des lieux carcéraux, en activité ou désaffectés, construits selon le modèle panoptique élaboré par les frères Jérémy et Samuel Bentham à la fin du XVIIIe siècle. Symbole architectural de ce que Michel Foucault a nommé les « sociétés de surveillance », ce dernier allie pragmatisme architectural et fonctionnalisme judiciaire en permettant une observation totale reposant sur le principe du « voir sans être vu ». L’ancienne maison d’arrêt de Saint-Paul à Lyon, dont il reproduit ici l’entrée, est caractéristique de ces lieux disciplinaires qui incarnent la puissance d’intimidation de la justice. Sa façade apparaît ici à première vue d’autant plus autoritaire qu’elle est prise en contre-plongée et légèrement de biais, rendue à sa condition inhospitalière, et même résolument hostile, tandis que ses reflets métallisés la figent dans une froideur oppressante.
L’utilisation de la limaille de fer permet à Nicolas Daubanes de faire coïncider son sujet avec les moyens de sa représentation. Elle figure en premier lieu l’omniprésence du métal dans l’espace carcéral qui, de barreaux en portes blindées, de caméras en tôles de mirador, affiche une esthétique ferreuse propre aux lieux sécurisés. Mais à un autre niveau de lecture, elle peut également induire une narration plus spéculative en renvoyant aux traces d’une évasion imaginaire, aux restes laissés par un détenu qui aurait limé les barreaux de sa cellule. Le choix de ce matériau extrêmement volatile traduit enfin la volonté de l’artiste de soumettre le mode de représentation aux règles qu’impose la clandestinité du fugitif, qui ne peut laisser d’indices ou d’inscriptions pérennes derrière lui.
La fragilité du matériau alimente par ailleurs la représentation d’un édifice symboliquement fragilisé dans ses assises. Artiste-vandale, Nicolas Daubanes trouve dans la précarité plastique de son œuvre le moyen de contrarier le pouvoir et l’autorité de son sujet. Le dessin n’est pas à proprement tracé mais bien plutôt posé, suspendu à même le papier, retenu par la seule force d’attraction d’une surface aimantée. Le motif est en effet d’abord découpé dans une feuille magnétique, puis disposé sur une plaque de métal et recouvert d’une feuille de papier blanc. La limaille de fer est ensuite répartie à sa surface et fixée par aimantation en épousant mécaniquement la forme du motif. L’équilibre ténu du matériau a pour effet de rendre le dessin potentiellement éphémère, lui-même prisonnier d’un dispositif visiblement faillible, qui ne peut se permettre la moindre seconde de relâchement. La non-pérennité manifeste du bâtiment est d’ailleurs appuyée par les irrégularités du trait qui laissent apparaître des surfaces plus estompées, dans un rendu proche d’une carte postale ancienne. A l’impression menaçante laissée par le premier regard succède alors la sensation d’une vulnérabilité presque touchante face à ces bâtiments du passé, sur le point de s’effondrer."
Ses dessins, qui semblent en suspension, dans un état critique entre consistance solide et poussière dispersée, reposent, entre autres, sur la tension magnétique entre son support et la poudre d’acier qu’il utilise. Comme l’écrivent les jurés du prix dans un communiqué : « il s’agit de voir avant la chute, avant la ruine, l’élan vital ». Cet effet donne au spectateur l’impression d’observer un sablier qui se vide, une œuvre qui, si l’on cligne des yeux trop longuement, pourrait disparaître d’un moment à l’autre, et nous renvoie à la fragilité de notre monde. Soit une excellente visée sur le post-confinement, envisagé” avant même son apparition. What Else ? Un choc.
Maxime Duchamp le 23/06/2021
Nicolas Daubanes - Prix Drawing Now 2021