La France périphérique de Pierre Faure, par Pascal Therme
Pierre Faure, cherche depuis dix ans à rendre compte de cette face invisible du monde, à ouvrir l’image, la rendre sensible dans l’écoute et la rencontre. Loin de forger un portrait convenu de la façon dont on voudrait voir représentée la misère, Pierre Faure emprunte cette route désaffectée, solitaire, généreuse, pour parcourir ce grand pays déserté auquel personne ne songe encore; voyage de l’ombre vers la lumière, chaque personne rencontrée est un naufragé, lien social dissous ou en passe de l’être totalement, reclus, vaincu, rongé de solitudes et de mal être… et pourtant, une lumière vacille, au fond demeure parfois l’espoir, le temps s’est courbé, silhouette étrangement abandonnée de cette part d’humanité issue des liens sociaux, rendant la vie possible, là, où, le vivre ensemble faisait société… Il y a toujours pour ces condamnés à vivre un avant, un temps d’avant la chute, la disparition.
“J’ai commencé par la région Provence Alpes côtés d’azur, parce que j’y ai de la famille qui a pu m’héberger. En 2016 j’étais en Auvergne, 2017 en Normandie, 2018 dans les Hauts de France, 2019 en Bretagne, 2020/2021 dans le Grand Est. Je consacre entre 150 et 200 jours par an à ce travail. J’en suis à la moitié, il me reste six régions à faire.” Pierre Faure
Il faut savoir partir, quitter la route majuscule, marcher dans les chemins creux, s’enfoncer toujours plus loin dans ce pays étrange, sans nom véritable, innommable, avec des yeux non moins étranges, passer le miroir, entrer, de plein pied, l’esprit et le cœur larges, en paix avec soi même, mais chagrin. La pauvreté est ce pays qui est partout, hier et demain plus large, à côté de soi, en pleine rue, dans le métro, en pleine campagne, en région, aux fonds des bois aussi, un pays sans refuge, invisible, un pays qui se refuse et s’abandonne, se soustrait au regard, un pays que l’on ne veut pas voir, qu’on ne visite pas, un pays sans papier, sans hôtel, noir comme du charbon, rouge comme de la limaille; un pays qui apparait quand une main se tend, quand un regard, yeux bleus, sourit, de l’autre côté de ce pays ombreux, pays d’hiver, pays de misère, un pays qui bascule faute d’attentions positives, de regards compréhensifs, de paroles réconfortantes, un pays devenu muet, interdit dans l’horizon blafard, dévoré d’angoisses, ces monstruosités hargneuses, démons noirs, le pays du silence et des marges, un pays aux confins de la normalité, perdu en ses solitudes, tristes, abandonné à lui même. Un pays que Victor Hugo combattait déjà en 1840…
Que deviendraient ces gens là, pauvres, les pôles emplois, les Rsistes, les marginaux, vivant à la petite semaine sur des territoires désertés économiquement, abandonnés politiquement, versés à l’invisibilité, sans le secours d’un regard digne, que sont ils aujourd’hui? C’est cette mission d’aller voir de plus près qui sont les exclus de la France actuelle, qui sont aussi ces laisser pour compte que Pierre Faure a décidé d’entreprendre seul, sans subventions, sans financement extérieur, autre que ses bourses et prix, un voyage au long cours, une traversée des territoires à laquelle personne ne semble vouloir s’intéresser, politiques, institutions, O.N.G., presse, alors que, sociologiquement, en pleine crise de la Covid, une explosion de la précarité, du chômage a eu lieu, concomitante à l’appauvrissement général de plus de dix millions de personnes en France.
De cette France des Territoires, qu’en est-il aujourd’hui, Pierre Faure vient d’y passer deux mille jours, une éternité, deux fois les mille et une nuits pour quatre fois plus de regards et d’écoute, de photographies, un travail de Titan, parcouru 6 régions. Il est à mis parcours, alors que se dessine la présidentielle et que la question de la montée de la pauvreté devrait se situer en plein débat préliminaire…
Alors que la richesse ne cesse de s’amasser vers un pôle de privilégiés il serait sans doute temps, face à la mondialisation, de réfléchir à la possibilité d’un salaire minimum (européen) nécessaire à bien des gens pour relancer la consommation, réduire la fracture sociale… libérer la misère et retrouver les liens profonds que les territoires ont tissé historiquement avec tous ses acteurs, dans un contexte apaisé; ré-industrialiser pense plutôt Pierre Faure, plutôt que de dépendre des aides sociales… De fait une part de la dignité que confère un travail est devenue aussi une forme de priorité pour que se re-dynamisent tous les liens sociaux et personnels des plus faibles. Dans ces silences il faut entendre ce constat, le chômage est un véritable fléau psychologique, il détruit cette dignité de l’ouvrier, du paysan, de l’employé.
Pierre Faure vient de constituer un corpus de plus de 4 000 photographies, ce travail personnel, engagé, devrait sociologiquement intéresser les sciences sociales, tout le champ journalistique et artistique, regarder en face ces condamnés à l’oubli, dans la disgrâce des politiques économiques actuelles…
A travers ces photographies, Pierre Faure sollicite la raison républicaine, le devoir de solidarité, la justice sociale, le changement d’axes de toute politique, mais plus que tout, le regard de chacun, son empathie, la notion de sujet, la reconnaissance des liens qui unissent les plus fragiles dans un pays, guidé, encore hier, dans ses fondements par les Lumières et qui reconnait en l’autre une part de sa propre identité…
Il faut relire le discours de Victor Hugo sur la Misère, du 8 Juillet 1849, prononcé à l’Assemblée Nationale, pour se dire que les choses dans ce domaine ont peu évolué et qu’elles gardent leurs funestes actualités, c’est pourquoi le travail de Pierre Faure, dans France Périphérique, à mi-parcours appelle tout notre soutien et notre engagement. Il faut soutenir, diffuser, pour que puisse se reconnaître cette maladie qui n’a encore connu aucun vaccin.
“La misère est une maladie du corps social comme la lèpre était une maladie du corps humain ; la misère peut disparaître comme la lèpre a disparu. Détruire la misère ! Oui, cela est possible ! Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse ; car, en pareille matière, tant que le possible n’est pas le fait, le devoir n’est pas rempli.” Victor Hugo
Pascal Therme; pourquoi et comment, il y a 10 ans ce projet est-il né, comment s’est-il structuré, comment as tu pu le financer, comment aujourd’hui tu as besoin de voir plus loin…?
Ce projet s’est construit au fil du temps. Tout a commencé fin 2011 dans un bidonville Tzigane aux portes de Paris. J’y ai passé une année à documenter le quotidien de cette communauté. Ce travail m’a mis au contact de personnes vivant dans la précarité, à l’issue de cette période j’ai décidé de poursuivre cette thématique. J’ai ainsi passé l’année 2013 dans le plus grand centre d’hébergement d’urgence de France situé à Paris. Celui-ci accueillait chaque nuit environ quatre cents personnes. L’année suivante je choisissais un CHRS (Centre d’hébergement et de réinsertion sociale ) de dimension plus modeste, environ 40 places, avec à chaque fois l’idée saisir le quotidien des personnes en grande précarité.
Fin 2014, la courbe de la pauvreté était partie à la hausse depuis un certain temps déjà, on pouvait comprendre qu’il s’agissait d’une évolution structurelle. Suite à la lecture de « France périphérique » de Christophe Guilluy j’ai conçu le projet de faire le tour de France afin de rencontrer des personnes vivant sous le seuil de pauvreté, non plus la grande précarité mais les classes populaires et moyennes dont le niveau de vie dégringole. J’ai commencé par la région Provence Alpes côtés d’azur, parce que j’y ai de la famille qui a pu m’héberger. En 2016 j’étais en Auvergne, 2017 en Normandie, 2018 dans les Hauts de France, 2019 en Bretagne, 2020/2021 Grand Est. Je consacre entre 150 et 200 jours par an à ce travail. J’en suis à la moitié, il me reste 6 régions à faire.
(Il s’est financé) Essentiellement par les prix et les bourses obtenus, ainsi que les commandes « corporate ». La presse n’entre pas dans mon « modèle économique », je n’ai eu qu’une publication depuis le début du projet. Financer un projet d’une telle durée n’est pas chose facile, j’ai eu beaucoup de chance jusqu’à présent mais je suis assez inquiet pour les prochaines années. La plupart des photographes « documentaires » sont dans la même situation.
2/ Que montre ce corpus, que s’est-il passé de ta vision de la pauvreté au début et maintenant, quelle est la mission d’une photographie « sociale », quelle place doit-elle avoir dans les media, la société, en galerie, dans le débat public, à quoi doit-elle servir et corrélativement que t’apporte ce travail personnellement?
Ta vision de la pauvreté a t-elle évolué entre le début de ce travail et maintenant ?
Il n’y a pas eu d’évolution, j’ai toujours la même vision. Je pense que le niveau de pauvreté est le résultat de choix politiques et économiques. Tous les témoignages recueillis m’ont conforté dans cette idée. Par exemple depuis 1980 l’industrie française a perdu la moitié de ses effectifs, on a laissé partir les centres de fabrication à l’étranger, idem pour la paysannerie qui est en partie sacrifiée, etc.
Mon travail est de rencontrer des personnes qui vivent dans un système de plus en plus dur : l’ouvrier qui ne trouve plus de boulot, le paysan qui ne peut plus vivre de son travail, le couple qui saute des repas pour nourrir son bébé, la mère qui élève ses enfants seule, l’étudiante qui trime, le retraité isolé,…
Quelle est la mission d’une photographie « sociale »?
La hausse de la pauvreté en occident est un mouvement historique important qui modifie les sociétés en profondeur. De plus c’est un mouvement qui se poursuit et s’accélère même à avec la Covid. Je me suis fixé pour objectif de faire un témoignage conséquent de cette évolution, en terme de temps, de nombre de personnes rencontrées, de territoires parcourus.
Je consacre une année à chaque région car j’ai besoin d’établir de vrais liens avec les personnes rencontrées. Ce n’est qu’à partir d’un certain temps passé ensemble que je peux faire les photos qui m’intéressent. La documentation de la pauvreté à proprement parlé s’efface au profit d’une photographie intimiste emprunte, je l’espère, d’une certaine poésie.
Je passe donc beaucoup de temps avec les personnes photographiées, au bout d’un certain temps je connais leur parcours, la nature des problèmes rencontrés,… Cela me rappelle la Misère du monde de Bourdieu, un livre d’entretiens avec des personnes en difficultés, désormais c’est moi qui recueille les mots. J’ai un avantage : je ne représente rien, aucune structure, aucune administration, je ne travaille pour aucun journal, aucune association, du coup la parole est très libre et donc très riche.
C’est une partie de la mission de la photographie sociale me semble-t-il.
Quelle place doit-elle avoir dans les media ?
Ce n’est pas tant la place que la photographie sociale devrait avoir dans les média qui m’intéresse que la façon dont la question de la pauvreté y est abordée. J’ai l’impression qu’il y a une réelle uniformité de traitement dans les média sur ce sujet, sans volonté d’interroger les mécanismes qui conduisent à son maintient ou à son augmentation. Concernant France périphérique j’ai eu une publication en sept ans , je ne m’en plains pas, j’ai compris assez vite que le sujet, la volonté de ne pas raconter l’histoire des personnes photographiées et le choix du noir et blanc n’entraient pas dans les attentes des rédactions. Sur le fond c’est un travail qui montre les conséquences des choix politiques faits ces dernières décennies donc je comprends que cela ne puisse trouver une place que difficilement dans l’offre médiatique actuelle.
L’aboutissement de ce projet serait de faire un livre, j’espère que cela pourra se faire dans de bonnes conditions.
-Dans le débat public : Je ne suis pas de ceux qui pense que la photo peut changer le monde, je trouve ça assez naïf. Personnellement ce sont surtout les écrits qui me permettent d’évoluer. Je ne sais pas si mon travail peut contribuer à quoi que ce soit. De fait pour le moment sa diffusion est tout à fait confidentielle, mais je crois qu’à part quelques têtes d’affiches les photographes en sont tous là. Si lors des expositions mes photos peuvent amener certaines personnes à changer leur regard sur la pauvreté alors j’estime avoir rempli ma mission.
Ou en est-on sur le plan général de la misère, de la pauvreté, de la dignité humaine, quelles conclusions humaines et politiques se dégagent de ces temps partagés avec ces « pauvres » ….
Selon l’INSEE en 2018, 14,8 % des Français, soit 9,3 millions de personnes, vivaient avec moins de 1 063 € par mois. Depuis la crise sanitaire, le pays aurait enregistré un million de « nouveaux pauvres ». Le nombre de demandeurs d’aides alimentaires a fortement augmenté en 2020 : on compte environ 8 millions d’individus contre 5,5 millions en 2019.
Les personnes que je rencontre ont un profond sentiment d’abandon de la part des classes dirigeantes, en retour elles se désintéressent ou se méfient de la politique et des médias. Le côté positif est que cela peut produire des initiatives locales pour réinventer d’autres formes d’organisation. Mais la société dans son ensemble est en train de se fracturer, désormais une partie non négligeable des classes moyennes voit son niveau de vie baisser. Cela n’est toujours pas entendu par nos représentants politiques dont le logiciel ne semble plus adapté à la situation.
Quel est le corpus assemblé ?
J’ai environ quatre mille images, mais mon tri n’est jamais fini. J’en ai montré une toute petite partie lors des concours, des expositions ou sur les réseaux sociaux.
Pascal Therme le 21/06/2021
La France périphérique de Pierre Faure