Le vide après le néant : "Raining in the Mountain"

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Confucius l'a dit : « Trente rayons convergents, réunis au moyeu, forment une roue ; mais c'est son vide central qui permet l'utilisation du char. Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et de fenêtres, et c'est leur vide qui les rend habitable ». Voilà à quoi sert le MacGuffin de “Raining in the Mountain” : c'est l'objet rare et précieux du parchemin pourtant anéanti par King Hu qui a composé l'architecture de son film tel un monastère sur roue qui en éclaire le vide central, au diapason du « chan ».

Habillez-vous, mangez, chiez, c’est tout. Il n’y a pas de (cycle) des morts et des renaissances à craindre, pas de nirvana à atteindre, pas de bodhi à acquérir. Soyez une personne ordinaire, sans rien à accomplir.
— Xuanzang

15ème siècle, dynastie des Ming. Le monastère de San Pao abrite comme son nom l'indique trois joyaux : la loi bouddhique, la communauté monastique et Bouddha, la divinité qui les habite. Le rouleau de parchemin de la loi qui est précieusement conservé dans le temple contient les sutras du Mahayana écrits par Xuanzang, ce moine chinois ayant vécu au 7ème siècle et qui en est l'un des quatre grands traducteurs. Ce joyau du canon bouddhique (on l'appelle encore Tripitaka ou « Trois corbeilles ») suscite bien des convoitises entre le groupe de M. Wen, celui du général Wang, l'érudit Wu Wai et les moines qui s'en font respectivement les relais à l'intérieur du monastère. Le moment est critique quand le bonze supérieur annonce qu'il va falloir dorénavant lui trouver un remplaçant.

Le monastère de San Pao devient ainsi un lieu privilégié pour l'exercice des rivalités, à la fois clos et ouvert, un théâtre baroque et aéré pour le vent des passions mimétiques, un labyrinthe initiatique où elles tournent sur elles-mêmes comme un carrousel réfléchissant. Ou un praxinoscope, cet appareil d'optique qui a inspiré l'invention du cinématographe.

De toute évidence, le parchemin se présente comme le MacGuffin de Raining in the Mountain. À ceci près qu'il n'est pas tant l'objet vide autour duquel tourne la roue de la fiction, des passions et des intérêts que l'objet qui révèle le néant des passions et que le vide permet de transcender. Le néant tourne comme une toupie dont le mouvement rotatif ne s'épuise que si l'on ne voit pas à travers lui le vide qui, parce qu'il est une idée, ne s'éteint pas, éternel. Vide et néant sont ainsi ce qui se distingue à l'intérieur de la roue du MacGuffin et que distingue la loi écrite dans le rouleau du parchemin.

La définition canonique du MacGuffin a été donnée par Alfred Hitchcock à l'occasion d'une conférence à l'université Columbia : « Au studio, nous appelons ça le MacGuffin. C'est l'élément moteur qui apparaît dans n'importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs c'est presque toujours le collier, et dans les histoires d'espionnage, c'est fatalement le document ». Dans la perspective culturelle de King Hu, le MacGuffin indique précisément avec le néant des intérêts passionnels le vide distinctif du chan (l'équivalent du zen japonais, autrement dit la « méditation silencieuse » nécessaire à l'éveil spirituel) et la mise en scène consiste dès lors à avoir besoin de l'action mais seulement et strictement pour la transcender et la rédimer du côté de la contemplation.

L'action pour l'action est néant en renchérissant sur l'entropie – néant au carré – quand sa contemplation offre a contrario le vide dont l'idée accueille l'éveil spirituel de qui s'est enfin émancipé de l'activisme effréné.

Entropie

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Raining in the Mountain dure deux heures et la première consiste en grande partie, avec la localisation du parchemin désiré, dans la course de vitesse des concurrents qui en convoitent la possession. Du côté de M. Wen, ses alliés que sont une voleuse et un page respectivement surnommés Renarde blanche et Serrure d'or multiplient les gestes, les signes et les techniques avec une virtuosité caractéristique. Ils se faufilent en rasant les murs, bondissent entre deux toitures et se glissent dans des niches afin de ne pas se faire voir des moines ou de leur concurrent. Ils usent à cet effet de toute une batterie d'instruments, ainsi ce trousseau de passes permettant de crocheter la serrure de la porte qui donne accès aux archives conservées à l'intérieur du temple. De son côté, le chef militaire Wang mandate son lieutenant Chang pour les surveiller et, s'il semble chétif, n'en fait pas moins preuve de la même assurance en montrant la même souplesse et la même habileté. L'agitation entre eux est très grande et, s'ils passent beaucoup de temps et d'énergie à tenter de se couper l'herbe sous le pied, il ne se passe fondamentalement pas grand-chose non plus. Passes et tours de passe-passe mènent à l'impasse commune d'un activisme à tout crin qui est précisément ce contre quoi s'est bâti le temple en y accueillant la communauté vivant sous la règle et les rites, les préceptes et l'enseignement de Bouddha.

Les gestes cryptés et les ahurissantes acrobaties, les trucs et astuces, les bonds et les rebonds, les voltes et les virevoltes, le froufrou des vêtements comme un volettement de pigeons, jusqu'à la vitesse des raccords recomposant l'espace et dynamisant l'architecture en fonction des mouvements des protagonistes : tout témoigne d'une activité de chaque instant dont l'énergie intensément dépensée ne débouche pourtant que sur une neutralisation réciproque. L'instant devient ainsi le moment paradoxal jusqu'à l'ironie où l'intensité triomphe pour que sa pointe retombe seulement en deçà de l'utilité visée.

D'un côté, la neutralisation des efforts et des rivalités entre les représentants du pouvoir politique et les membres d'une coalition de voleurs nourrit de réels effets comiques sur lesquels renchérissent les souffles des corps dont la gamme onomatopéique ponctue richement la bande-son post-synchronisée. Un moine débonnaire se présente ainsi pour ouvrir en souriant la porte de la salle des archives que tentent vainement de crocheter Serrure d'or et Renarde blanche qui ignorent encore – et nous aussi – que le moine est l'allié de leur employeur, M. Wen. D'un autre côté l'emporte la beauté du geste qui ne rime à rien – à rien d'autre qu'à revenir à lui-même dans la déliaison des moyens et l'abolition corrélative des fins.

La beauté du geste qui ne rime à rien sinon qu'il revient à lui-même tient de la rémanence d'une souveraine émancipation des moyens dans la dissipation des fins. Une rémanence comme la persistance rétinienne à laquelle on croyait à l'époque du praxinoscope. C'est une persistance qui survit à la folle entropie des passions et l'épuisement des rivalités ; c'est le vide qui triomphe du néant des énergies dépensées pour rien et des volontés mimétiques qui se rejoignent justement dans celle du néant. L'action séparée de la fin qu'elle n'atteint jamais comme l'horizon ne vaut en dernière instance qu'à se perdre dans la contemplation de la beauté du geste qui, en n'ayant au fond pas d'autre finalité que lui-même, devient la forme privilégiée du vide.

La femme-renarde elle-même, personnage récurrent de l'œuvre de Song Pinglin qu'adapte une nouvelle fois King Hu en l'expurgeant de sa traditionnelle dimension fantastique et mythique (Xu Feng en interprète l'avatar avec le même érotisme froid et sec que dans A Touch of Zen), ne peut se soustraire au vide de la contemplation en relève du néant des actions qui s'annulent. Quand elle est forcée à intégrer la communauté monastique de San Pao, le prix de son intégration assumée comme un destin est de voir sa belle chevelure noire coupée et ses cheveux tombent alors comme chute la lumière. L'entropie n'est désirable qu'à ne pas en rajouter et c'est ainsi que le néant est rédimé et sublimé dans le vide du chan.

Clinamen

 King Hu ouvre Raining in the Mountain sur l'horizon d'un soleil couchant quand le zénith de l'astre solaire embrasait la fin en apothéose de son chef-d'œuvre, A Touch of Zen (1971). Avec l'embrasement du ciel virant à l'orangé, l'emploi d'une longue focale donne aux trois silhouettes de M. Wen et ses deux acolytes qui traversent au loin un paysage de montagnes le statut d'ombres chinoises. Le soleil est l'étoile sous l'autorité de laquelle se place le cinéma du maître du wu xia pian car son foyer originaire produit la lumière nécessaire aux plans en rappelant au visible et la sauvegarde filmique de ses traces tout ce qu'ils doivent à la chute corpusculaire de son énergie. Si la lumière emporte dans son tracé entropique la mort thermodynamique des photons, l'entropie est ontologiquement le clinamen du cinéma de King Hu, la déclinaison avant dispersion et dissipation des atomes dont l'entrechoquement contingent fait la fortune des plans au-delà toute démiurgie, chorégraphie et calligraphie.

Le beau titre français de Raining in the Mountain aiderait peut-être à y voir plus clair si l'on pense en effet que la grande question du cinéma de King Hu concerne la forme à créer et fourbir pour voir et apprécier dans la chute corpusculaire des particules photoniques une pluie de lumière mettant en valeur la montagne vide du chan.

Lucrèce parle ainsi du clinamen dans son fameux poème épicurien et matérialiste intitulé De natura rerum : « Voici encore, en cette matière, ce que je veux te faire connaître. Les atomes descendent en ligne droite dans le vide, entraînés par leur pesanteur. Mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine on peut parler de déclinaison. Sans cet écart ils ne cesseraient de tomber à travers le vide immense, comme des gouttes de pluie ; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n'aurait rien pu créer » (II, 216-219). La lumière tombe dans le vide, nombreux sont les plans tournés par King Hu pour en témoigner. Et l'un des plus remarquables fait ici saillir l'homologie poétique entre un rayon de soleil passant comme un brin d'or entre le sombre treillis des bambous et la ligne rouge sang d'une gorge tranchée à la vitesse de l'éclair.

Le clinamen nomme la déviation des atomes et l'entropie du rayonnement solaire se prolonge dans la volonté souveraine de ceux qui tuent avec virtuosité. Le lieutenant a blessé à mort Serrure d'or que venge Renarde blanche en lui rendant la pareille, soit en l'égorgeant. Plus tard, M. Wen qui est en possession du rouleau, et à force de vouloir fuir les moines, ne voit pas qu'il tombe dans le vide d'une crevasse, avant que Renarde blanche ne soit arrêtée peu de temps par la troupe des femmes accompagnant un bonze. La chute du premier a pour fond le bleu du ciel comme s'il chutait à l'infini sans jamais pouvoir s'écraser au sol. Concernant la seconde, le lancer étoilé des rubans jaunes et rouges forme plus qu'une toile d'araignée dans laquelle elle finit par s'engluer : c'est un rayonnement dont la métaphore solaire préfigure la coupe de cheveux qui en proposerait le pendant lunaire.

Avec la boule à zéro de celle qui ne sera jamais plus Renarde blanche, l'action atteint désormais son nadir et le crépuscule de l'action comme la chute corpusculaire de la lumière ouvre à la promesse que lui succède la paix de l'esprit dans la contemplation. Avec la destruction du MacGuffin et le privilège de la copie sur l'unicité du parchemin parce que l'écriture de la loi est ce qu'il faut répandre contre la possession de sa preuve écrite, le signifiant zéro qui donne sa consistance à l'ensemble de sa structure s'élève à la puissance d'une volonté de néant abolie. Un zéro pointe le couchant d'une mauvaise étoile ayant auguré de tant de désastres ; un autre indique au contraire le levant d'une autre étoile, l'astre d'une nouvelle orientation qui est contemplation du vide préférée aux surenchères du néant. Xuanzang l'a bien dit : « Soyez une personne ordinaire, sans rien à accomplir ».

Xiangqi et jinzi

 À la fin de Raining in the Mountain, un nouveau bonze est choisi : c'est Chiu Ming, un voleur qui a trouvé sur le tard la paix dans le temple de San Pao mais l'identification par le général Wang et son lieutenant Chang les conduit quasiment par réflexe policier à le provoquer bêtement pour justifier son arrestation. Les trois disciples, frère Hui Tong, frère Hui Si et frère Hui Wen qui espéraient prendre la place tant convoitée du bonze supérieur en sont évidemment pour leurs frais, tout en décevant dans la foulée les plans des laïcs qui sont leurs alliés. Avec le plateau que lui offre un magnifique monastère bouddhique trouvée en Corée du sud (où il a également tourné en même temps Legend in the Mountain scénarisé par sa compagne, Chong Ling), King Hu joue une immense partie de xiangqi (l'échiquier des éléphants, équivalent chinois des échecs). Sa résolution offre notamment aux parias, Chiu Ming d'un côté et Renarde blanche de l'autre, de figurer la possibilité d'une sagesse sauvée in extremis de la lutte des intérêts et le gaspillage d'énergie qu'elle induit (le général Wang est pour sa part invité à répandre la bonne parole de Bouddha).

 La morale de Raining in the Mountain se dédouble en contrevenant aux conventions : l'unique, rare et hors de prix, est détruit au nom de la vile copie parce que l'unicité n'appartient en aucun cas au document mais caractérise le texte dont il est matériellement le support ; l'intégration dans la communauté religieuse ayant pour centre le vide de la contemplation préparatoire à l'éveil spirituel se vit comme la rédemption des anciens agents de la volonté de néant. L'aura de l'unique est la loi bouddhique dont la lumière tombe en éclairant généreusement le visage des outsiders et des parias. Cette générosité est la bienveillance confucéenne même – le ren enseigné par Confucius et que recherche toute personne bonne (jinzi).

Maître Kong ou Confucius, le fondateur du confucianisme dont l'école de pensée est aussi importante pour la civilisation chinoise que le bouddhisme et le taoïsme de Lao Tseu qu'il aurait rencontré, est l'auteur du Tao te King (ou Dao de jing : le « Livre de la voie et de la vertu ») qu'il aurait écrit vers 600 av. JC. Dans le onzième chapitre de la première partie dédiée au Tao, autrement dit la « voie », on peut lire ceci : « Trente rayons convergents, réunis au moyeu, forment une roue ; mais c'est son vide central qui permet l'utilisation du char. Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et de fenêtres, et c'est leur vide qui les rend habitable ».

La roue est donnée par le MacGuffin de Raining in the Mountain : c'est le parchemin anéanti comme objet rare et précieux par le film construit par son architecte comme le char, le monastère sur roue (autrement dit un super-praxinoscope) qui en éclaire le vide central, au diapason du chan.

 Des Nouvelles du front cinématographique


L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.