Kurt Schwitters réfugié de 1940 par Patrick Beurard-Valdoye

Autour de la figure en fuite de l’artiste dadaïste Kurt Schwitters, dans la tourmente des horreurs et des infamies de 1940, la construction poétique déterminée, essentielle, d’un radeau de survie métaphorique, d’île en île, pour nous rappeler encore et mieux ce que veut dire le fait réfugié.

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La découverte, par l’entremise de Charles Robinson, du « Gadjo-Migrandt » de Patrick Beurard-Valdoye avait été un choc esthétique, émotionnel et politique rare. Sixième volume publié du « Cycle des Exils », comme est appelée la vaste œuvre poétique que consacre l’auteur, par (presque) tous les angles possibles et imaginables, aux déplacements de populations et de personnes, volontaires, involontaires ou inclassables de ce point de vue, il communiquait aussi une féroce envie de se plonger dans les autres pierres de l’édifice.

« Le narré des îles Schwitters », publié en 2007 chez Al Dante, est le cinquième volume du cycle. Précédant de sept ans « Gadjo-Migrandt » et sa cohorte d’artistes exilés autrichiens entrant en résonance avec tant d’autres migrants au fil des pages, il se consacrait ici largement à l’un des plus emblématiques plasticiens ayant dû fuir, particulièrement de justesse pour un représentant avéré de l’art dégénéré, le nazisme : Kurt Schwitters. Ayant donc dû quitter précipitamment l’Allemagne en 1937, il s’installe près d’Oslo, en Norvège, en compagnie plus ou moins proche d’un certain nombre d’exilés comme lui, où l’invasion nazie le rattrapera en 1940. Fuyant à nouveau de justesse, il se réfugiera en Angleterre, sans échapper à un internement en camp de prisonniers sur l’île de Man, du fait de sa nationalité ennemie, péripétie aussi dramatique qu’ironique qui fournit l’un des ressorts centraux, même enterré, du court-circuit que nous propose d’élaborer Patrick Beurard-Valdoye.

dire qu’un jour
jour de blanc de zinc faisant barrière faisant écran avant l’écran traversé de neiges
sentiers de traverse voies bordées de bancs de neige que soulève un cyan oxygéné sous ciel entier à cran
à Pâques la sortie au ski chaperonne l’annonce du printemps – le déclenche même – hères ragaillardis sur pentes veiges visages rembrunis après tant d’éteint : ode hâlée à la revie
des rues inondées de gens à ski en plein élan, bronze du visage aux yeux auréolés blanc titane, des impasses refuge de la gaieté du temps regénérant un jour contenant toujours la nuit
qui s’allonge à vue d’œil
un événement a perturbé Walter tari son plaisir au sommet l’œil sur les têtes d’épingles lacets filant vers la côte, quand de derrière la crête un zinc surgit du nord – mauvaise rencontre sans insigne apparent glissant plongeant en val ascendant retournant filant fondant disparaissant – un avion de reconnaissance relevant les recoins cartographiant l’endroit : et allemand
en cela irritant voir l’heimatlos Walter Fischer à l’abri grâce au Secours-Nansen

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En un tourbillon frénétique d’arrivée définitive de la violence et du chaos associé, qui contamine aussi bien, d’emblée, la paisible Norvège quelque peu ensommeillée – voire naïve vis-à-vis de la prédation nazie – que, un peu plus tard, la fort méfiante île britannique de Man, Kurt Schwitters va servir ici de point d’ancrage, de guide paradoxal et d’abcès de fixation à une danse pas tout à fait macabre, mais presque, dans laquelle sont entraînés à leur corps plus ou moins défendant ceux qui n’avaient déjà plus de patrie mais en détenaient encore les papiers comme ceux pour qui le Reich assidu représente désormais aussi un danger, dans l’oubli de l’illusion des neutralités et des non-belligérances.

tout incline à minuit l’autre pente
tout se passe de commentaire un nom suffirait Blensdorf demeure sans le mot du bout de la langue, en reste bleu, ignore ce qui se passe tout est confus tout un bruit blanc alentourant l’air mettant d’abord en alerte, alarmant sirène alarme antiaérienne clairant la nuit – ce qui s’entend dans l’air de la nuit dépasse l’entendement : inouï du visible –
il commute éteint de but en blanc, prises défaites et noir bougie, du bleu de la fenêtre pas encore obscurcie la ville éclairée fait sourdes oreilles, le voisinage demeure clair, les consignes d’alerte sont oubliées, Blensdorf rallume, a-t-il confondu ? sirène altérée d’un bateau, ses oreilles remplies naguère de sons insensés l’inquiètent à nouveau, craques de pas dans la neige dans l’oreille aérienne, sifflements en piqué
tout sombre

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De la première île conçue ici par l’auteur avec et pour Schwitters, concentré de dadaïsme nourrissant son art des déchets d’une civilisation à l’abandon des appétits, enchâssant ainsi une métaphore-mère au cœur même du narré, première île qui est bien celle des Heimatlos dont se préoccupe alors déjà, de toute sa petite puissance, la fondation créée par l’explorateur norvégien Fridtjof Nansen – devenu en 1921 le premier haut-commissaire des réfugiés au sein de l’ancêtre de l’ONU – et désormais gérée par son fils l’architecte Odd, les hâtifs fuyards de Norvège vont être versés dans une deuxième île, dans l’archipel des Lofoten, puis dans une troisième, celle de Man et de son camp d’internement pour ennemis, où ils vont retrouver d’autres fuyards, réfugiés en Angleterre parfois de longue date, mais désespérément allemands aux yeux de l’administration de guerre britannique. Dans ce flot tumultueux de 1940, à Oslo et ailleurs, on va ainsi trouver aussi bien le difficilement classable Wilhelm Reich (avec son ex-compagne la danseuse Elda Lindenberg) que la très catholique prix Nobel de littérature 1928, Sigrid Undset, l’écrivain Sigurd Hoel, l’architecte Steffen Ahrends, le sculpteur Ernst Müller-Blensdorf (qui travailla pour la Fondation Nansen), ou encore l’écrivain Fred Uhlman, entraînant télescopages et interactions étranges qui constituent aussi un fil conducteur souterrain de cette vaste Heimatlosigkeit.

)Odd Nansen et madame alertés par téléphone dans leur station de ski repartis sitôt sommet de l’inquiétude à l’annonce du bombardement de Fornebu à deux pas de Polhøgda embarqués dans la désorganisation et la panique l’encombrement des routes parfois coupées il fallut trois jours pour atteindre Lysaker retrouver Marit et Eigid sains et saufs
quand Nansen apprend que ses collaborateurs se sont précipités au bureau d’architecture également siège du Secours-Nansen aux réfugiés pour brûler les papiers compromettants – les listes de réfugiés allemands immigrés de Tchécoslovaquie notamment – Nansen s’est fâché mieux aurait valu dissimuler les documents que les détruire
si le Secours-Nansen est un mémorial en souvenir de son père Fridtjof les dossiers sont indispensables et la détermination sa raison d’être

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Pour restituer en toute subtilité, mais aussi dans toute sa violence insigne, le collage dadaïste souvent fébrile qui constitue une part ô combien significative de la vie du réfugié, du fuyard, de l’apatride, Patrick Beurard-Valdoye peut s’appuyer ici à la fois sur une documentation minutieuse – qui lui permet de rendre compte aussi bien de rencontres historiques que d’imaginer certains télescopages plus aventureux (on songera aux passages des figures d’Arno Schmidt ou de Ludwig Wittgenstein, par exemple) – et sur une familiarité avec l’expérimentation langagière, construite au fil de toute son œuvre – qui lui donne des moyens rares pour conduire la nécessaire fusion, dissolution et hybridation linguistique qui est ici en jeu, tamponnant entre eux les noms de lieux allemands, norvégiens, écossais et anglais, arrachant les étiquettes nominales pour mieux les inscrire dans cette toile composée de bribes et de déchets qui caractérise aussi bien les peintures que les constructions de Kurt Schwitters. Comme d’une certaine manière, et avec de tout autres objectifs, chez Christian Prigent ou chez Arno Camenisch, à l’opposé d’une économie littéraire du silence et de la rareté, le poète gère des flux de consciences surchauffées, joue avec tous les précipités chimiques possibles, colle, décolle et recolle (parfois très directement comme dans le somptueux chapitre électrique de « ?HVOR? – L’errantesque équipée dans l’archipel épeurant »), transforme son propre Merzbau (en attendant le Merzbarn final) en radeau métaphorique, maintenant ensemble de justesse ses déchets amoncelés, et en navire de bois (au sens caché de Hans Henny Jahn) permanent, à l’architecture secrète et habilement dissimulée. Lorsque s’imposent la réalité apatride et le risque de la fuite sans fin (on se souviendra aussi ici du William H. Gass du « Musée de l’inhumanité », sans doute), lorsqu’il apparaît que « nous vivons dans un monde fade où canons et blindés réalisent les vœux des hommes » et que sourd la tentation du « mieux vaudrait être un petit cochon de porcelaine », il est bien grand temps, avec Patrick Beurard-Valdoye, d’élaborer cette sonate première et primitive, et de donner toute son actualité poétique et politique à la figure constellée d’étoiles improbables et résistantes de Kurt Schwitters.

après l’antichambre Bittebarn dans la chambre du roi introduisez : la maquette du paradis
une chapelle d’angles hors d’atteinte un vase d’odeurs humides un caisson aux sons cachés du silence derrière son sillage le cœur d’une roche de cristal aux recoins aigus mêlée de planches à habiter le coffre blanc du trapu petit-poêle-à-bois au milieu les coffrages en bois des deux couchettes – enchâssant un hublot carré – entre penderie et coin cuisine avec étagères et la table adossée aux lambris les pans biseautés de plafond tout en pente denticulés reliés par planches plâtrées : valeurs de songe additionnées unroirampelà unroisecognetoutletempsici le petithomme se dit que la demeure est celle d’un grand-enfant-roi tout est à la mesure de l’enfance et du souvenir tout semble pousser ensemble et lui avec il se dit qu’il aimerait y demeurer il se retourne vers la porte blanche et sur le chambranle jaune une planche sacrebleue la voussure d’un relief une
découpe de rembleur un môle ondulant provenant d’un bateau le jaune se prolonge à l’angle d’un triangle oragé l’âme de feu du palais de l’esprit ponctuant l’espace rétréci dans la rongeuse pénombre de trois fenestrous
Bittebarn entre la tête dans la couchette – oreiller sac de couchage matelas gonflable – pour lire l’imprimé des papiers collés aux coins.

Hugues Charybde
Patrick Beurard -Valdoye - Le Narré des Iles Schwitters - éditions Al Dante
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