Les îles Feroé comme si vous y étiez avec Les Collectionneurs d'images

Cinquante ans d’îles Féroé contemporaines dans les vies de six enfants devenant adultes (ou non). Cruel et drôle, politique et poétique, un grand roman.

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Djalli fut le premier à mourir de la classe d’âge 1952 de l’école Saint-François. Son véritable prénom était Djóni, mais les élèves ne l’appelaient jamais que Djalli, et peu à peu, les nonnes aussi se mirent à utiliser ce surnom particulier, aux sonorités vibrantes. Et Djalli ressemblait assez à son surnom. Si, d’après un son, on essayait de s’imaginer une ambiance, alors djaller pourrait avoir quelque chose à voir avec la légèreté et la fuite. Dès ses onze ans, il mourut d’une méningite.
Le deuxième de la classe à mourir fut Ingimar. Il passa par-dessus bord au large du Groenland, à l’âge de vingt-trois ans. Les restes de son long corps maigre reposent dans la zone de pêche à la crevette située à l’ouest de Sisimiut.
Steffan mourut cinq ans plus tard. Des enfants le découvrirent sous un buisson dans la commune libre de Christiania, à Copenhague.
Fríðrikur grandit à l’orphelinat. Sa mère était venue à Tórshavn pour aller au collège et, comme bon nombre de filles venues des villages, elle vivait à l’internat que dirigeaient en ce temps-là les religieuses. À quinze ans, elle tomba enceinte et, sans surprise dans une telle institution, cet acte devait être puni. Elle fut renvoyée, et Fríðrikur n’était âgé que de quatre jours quand cette pauvre fille se suicida. D’ordinaire, les enfants de l’orphelinat allaient à l’école communale. Cette école était gratuite, alors que les parents qui mettaient leurs enfants à Saint-François payaient des frais mensuels fixes. Mais Fríðrikur était une exception. Et l’exception avait à voir avec le sentiment de culpabilité. Les Sœurs s’arrangèrent pour qu’il soit autorisé à fréquenter leur école et, jusqu’à son assassinat à l’automne 1982, il fut en réalité leur fils adoptif.
Olaf devint politicien et mourut d’une maladie dont il est interdit de mourir aux Îles Féroé. Et pas seulement aux Îles Féroé, mais dans bien d’autres petites sociétés, où les secrets les plus intimes des gens sont souvent sur la place publique. On dit aussi que les Islandais qui ont contracté le sida essaient de quitter leur pays pour mourir et, comme pour les Féroïens, le voyage les mène souvent à Copenhague, la vieille capitale de la Communauté du Royaume du Danemark.

Il n’est pas si fréquent qu’un roman démarre ses premières lignes en nous annonçant, même à grands traits, les circonstances de la mort de cinq de ses six protagonistes. Djalli, Ingimar, Steffan, Fríðrikur, Olaf et Kári : six gamins des Îles Féroé, ayant eu sept ans en 1952, partageant les bancs de la même école privée catholique (dans un environnement notoirement protestant – cette particularité sociale sera élucidée en temps utile) à Tórshavn, la capitale de ce territoire danois, écartelé entre sa métropole à 1 000 kilomètres, les écossaises Îles Shetland, à 280 kilomètres seulement mais généralement superbement ignorées, en tout cas à l’époque, et l’Islande, à 430 kilomètres, voisine d’insularité, de désir d’indépendance, et souvent de cœur, six gamins un peu à part de leurs camarades car passionnés entre leurs 7 et leurs 10 ans par un loisir particulier qui leur vaut le surnom collectif de collectionneurs d’images, six gamins dont les vies individuelles, qu’elles soient finalement fort brèves ou plus longues, vont incarner, parmi de nombreux paradoxes et dans un tourbillon de résonances souvent étonnantes, la vie collective de l’archipel de l’Atlantique Nord, entre 1952 et 2005.

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Djalli cessa de collectionner des images en troisième année. Tout le monde arrêta en même temps. Et, d’un jour à l’autre, les albums d’images furent fermés pour ne plus jamais être rouverts. Djalli avait à la fois la plus belle et la plus inhabituelle des collections d’images de la classe. Par beau temps, les collectionneurs d’images avaient l’habitude de se retrouver près du poulailler des nonnes. Environ sept à huit enfants. Le poulailler était situé au nord de l’aire de jeu, ils s’asseyaient sur l’herbe avec leurs albums et leurs boîtes, et ils se montraient leurs images. Kári en avait hérité quelques-unes de sa sœur Elgerda. Elles avaient été rangées pendant plusieurs années dans une boîte à cigares qui sentait le bois et le tabac. Sur le couvercle était écrit Havana en grandes lettres. Dagmar, qui portait des lunettes, les enlevait souvent quand elle voulait regarder une image. Elle la tenait devant elle les bras tendus et l’approchait de plus en plus près de ses yeux, comme pour en examiner chaque détail.
La plupart des images étaient tirées de contes. Il y avait Blanche-Neige et les sept nains. Et aussi des images de sa belle-mère, parfois en sorcière, parfois très belle. Mais la plus ravissante des images de Blanche-Neige était celle où elle était allongée dans le cercueil. Tous les habitants de la forêt la pleuraient – les oiseaux, les animaux et les sept nains qui avaient recueilli la jeune fille. Toutefois, au plus profond d’eux-mêmes, les enfants savaient qu’elle se réveillerait à nouveau. C’est pour ça que son corps inanimé luisait d’une beauté exceptionnelle dans le cercueil de verre. Ils avaient aussi des images de princesses dans des carrosses blancs et, sur les images de princesses, il y avait souvent des paillettes bleues ou vertes. De nombreuses images étaient religieuses. On y voyait des anges féminins qui guidaient les enfants à travers des forêts dangereuses. Il y avait aussi l’image d’un ange qui, les coudes appuyés sur un nuage, regardait les cieux de ses grands yeux rêveurs.
– L’enfant Jésus dort toujours, dit Djalli. Je ne veux plus d’images de lui.
– Mais il tend les mains vers nous, dit Dagmar.
– Oui, oui. Mais j’en ai déjà plusieurs de lui.
– Soit il dort, soit il est mort et accroché sur la croix, dit Olaf.
– On ne doit pas médire de Dieu, avertit Dagmar.
– Je ne médis pas, répondit Olaf.
– Est-ce que Jésus est Dieu ? demanda Bjarki.
Il n’avait que récemment commencé à collectionner des images, et plusieurs d’entre elles provenaient de paquets de Corn Flakes et de flocons d’avoine. Sa mère l’avait aidé à coller du papier argent au dos des images et, même si elles étaient différentes, elles avaient de l’allure. Or, ce n’était pas l’avis des collectionneurs d’images avertis. Ils exigeaient la vraie marchandise et n’appréciaient pas ses manières de fils à maman, comme disait Kári.
– T’est idiot. Dieu est son père, gronda Dagmar.
– Peut-être que Jésus avait une sœur et que nous n’en savons rien, dit Fríðrikur.
Lui-même ne possédait pas d’images. On ne pouvait pas avoir d’images à soi quand on vivait à l’orphelinat. Seulement, il aimait bien être avec les collectionneurs d’images. Ils ne se battaient pas non plus autant que les autres enfants. Pas, en tout cas, quand ils étaient assis sur l’herbe près du poulailler. Et puis Djalli et Fríðrikur étaient amis.
– Je trouve quand même bizarre que Jésus soit enfant unique, continua Bjarki.
– Moi, je ne trouve pas ça bizarre du tout. Moi aussi, je suis enfant unique, répondit Dagmar.
– Peut-être que le Saint-Esprit était la sœur de Jésus, insista Bjarki.
Dagmar se fâcha :
– Tu dis toujours des bêtises. Je ne supporte pas qu’on dise tant de bêtises. Le Saint-Esprit ? Oui, le Saint-Esprit, c’est quelque chose d’étrange fait d’air.
– Nous ne voyons jamais Dieu, son fils est accroché sur une croix, et le Saint-Esprit, ce n’est que de l’air !
Olaf secoua la tête.
– Hannis aussi est plein d’air, rigola Kári.
Même Dagmar dut rire. Assis sur l’herbe, ils riaient tous à gorge déployée. Hannis était un des costauds de la classe, et les garçons qui collectionnaient des images, il les appelait des gonzesses.

Avec ce roman de 2005, son deuxième, traduit en français en 2021 à La Peuplade (dont la collection Fictions du Nord, soutenue par le Laboratoire international de recherche sur l’imaginaire du Nord, de l’hiver et de l’Arctique de l’Université du Québec à Montréal, s’affirme désormais d’une redoutable ampleur) par Inès Jorgensen à partir du danois (Malan Manersdóttir assurant à la fois une postface plutôt documentaire et une validation linguistique à partir du texte original féroïen), le poète et dramaturge Jóanes Nielsen s’affirme sans doute, même sans attendre le succès international de son troisième roman, « Brahmadellarnir » (non encore traduit en français) en 2011, le plus à même de transmettre au monde une âme féringienne contemporaine, s’il en est, sans jamais effleurer la tentation du roman national.

Digne successeur assurément du grand William Heinesen (1900-1991), l’auteur de « Aube venteuse » et de « La marmite noire » faisant d’ailleurs quelques savoureuses appariitions en caméo dans ces « Collectionneurs d’images », Jóanes Nielsen réussit la prouesse relativement peu fréquente d’écrire un véritable roman réaliste, social et politique, cru et même parfois brutal (ni les violences domestiques, ni les ravages de l’alcool, ni l’exploitation capitaliste, ni le somnifère religieux, ni la répression sexuelle, ni les conflits nationaux et coloniaux, ni la dureté banale de la pêche hauturière ne sont ici masquées, alors même que le récit commence à hauteur d’enfant), tout en le subvertissant de l’intérieur, en permanence, par une écriture rusée qui associe d’une manière difficile à définir, pourtant, humour et poésie (l’auteur en a produit neuf recueils entre 1978 et 2016 – on peut d’ailleurs l’écouter ici, par exemple), pour percer quelques trous prometteurs dans une réalité autrement implacable, faire vaciller les certitudes du récit officiel, et ouvrir de curieux espaces à l’amour, à l’amitié et à la ferveur.

On pourrait songer, peut-être, à la manière dont un Claro transformait une banale intoxication collective en tout autre chose dans son « Tous les diamants du ciel », ou bien à la façon dont un canevas lointain héritier d’un Émile Zola, pour simplifier, au lieu d’être entraîné dans un mouvement glissant de transformation littéraire par un William Heinesen, justement, aurait été directement plongé dans un bain d’étrangeté malicieuse où flotteraient les épices du Andreï Platonov de « Tchevengour » et celles du Mircea Cǎrtǎrescu de « Solénoïde ». Et c’est sans doute bien ainsi que naissent les grands romans capables de réellement transformer nos regards.

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Un certain nombre de pentecôtistes pensaient que Poula était certainement une libre-penseuse et, à la fin des années 1950, c’était loin d’être un compliment. Ce mot avait une couleur sombre et faisait penser à Satan. Que les athées soient traités de libres-penseurs n’avait rien d’étrange. Mais ce sceau pouvait également être apposé sur les gens qui s’opposaient à la base de l’OTAN près de Mjørkadalur. Tout comme sur ceux qui se désaffiliaient de l’Église protestante, non pas parce qu’ils ne croyaient pas en Dieu, mais parce que l’église, à leurs yeux, était une grande maison morte. Des couples qui vivaient ensemble sans être mariés, ou à la polonaise, pouvaient également avoir l’honneur douteux d’être appelés libres-penseurs. Et une version tout à fait particulière de la race des libres-penseurs était un homme d’Argir qui possédait une moto BSA avec side-car. Il avait une femme aux nerfs fragiles, et une des choses qu’elle appréciait le plus, c’étaient les promenades du dimanche matin jusqu’à Hvítanes et Kirkjubøur. Elle portait des lunettes de conduite rondes et un foulard sur la tête, et lorsque, exceptionnellement, ils croisaient une voiture, elle agitait la main depuis le side-car. Ordinairement, les personnes aux nerfs fragiles étaient envoyées dans une institution au Danemark. Mais le libre-penseur d’Argir adorait sa femme et faisait de son mieux pour prendre soin d’elle à la maison.
Seulement Poula n’était ni athée, ni opposante à l’OTAN, ni même passagère de side-car. Au contraire, elle était de celles qui cherchent authentiquement Dieu. Si elle avait été davantage libre-penseuse, elle aurait peut-être pu se faire la réflexion que, même si une maison porte un nom biblique, ce n’est pas en soi la garantie que l’esprit de Dieu y habite.
Elle se détourna de cette église qui lui avait donné la migraine et qui pensait que ses dons lui avaient été offerts par le Malin. Elle n’allait pas non plus au bal du samedi, comme le faisaient les autres jeunes, ni ne se promenait comme eux sur la jetée après la danse. Au contraire. La plupart de ses trajets l’emmenaient dans les différentes maisons des communautés de la ville. Elle avait été à l’Armée du Salut et à la Communauté des Frères baptistes. Or, sa réputation d’être tourmentée par les démons fit que, ostensiblement, nulle part on ne lui ouvrit vraiment la porte. Poula était une jeune femme qui posait des questions, et quand personne ne lui donnait de réponse satisfaisante, elle essayait elle-même d’en trouver une. Le fait qu’elle resta malgré tout chez les pentecôtistes était dû à sa rencontre avec Leif.

Hugues Charybde le 31/05/2021
Joanes Nielsen - Les Collectionneurs d’image - éditions La Peuplade

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