L'infiltration épique des Captures de Sandra Moussempès

Fixer sur une pellicule poétique imaginaire quelques présences féminines diaphanes, en lutte et en remémoration, au fil de rapprochements violents ou feutrés. Et créer ainsi l’infiltration épique.

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D’une vue d’ensemble on pourrait se douter que les personnages ne sont pas fictifs, ils parviennent à ressembler aux anges, je les range depuis des années dans des cases ornées de tissus cellulaires
je leur donne à manger des identités récentes
l’entité se vide tandis que l’identité, réelle ou usurpée
se trouve toujours remplie de saillies diverses
la voix commence dans un trou juste avant les premiers bruits
ensuite je laisse plus d’espace
hobbies : none

J’aime, lorsque cela est possible, m’offrir ce petit luxe consistant à découvrir le travail d’une autrice ou d’un auteur depuis son point d’origine, ou presque, puis de pouvoir le suivre dans son développement même, déroulés et hésitations, bifurcations et chemins de traverse, en ayant, à tort ou à raison, le sentiment au moins partiel de comprendre ce qui se joue là, année après année, œuvre après œuvre. L’archétype de ce processus pourrait être par exemple celui de ma lecture au long cours d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes post-exotiques, entamée en 1985 avec le choc de « Biographie comparée de Jorian Murgrave ».


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Et puis, presque à l’opposé dans ce spectre des pratiques de lecture, il y a le choc retentissant d’une découverte tardive, comme ce fut le cas récemment avec Patrick Beurard-Valdoye (« Gadjo-Migrandt », 2014, sixième volume du Cycle des Exils) ou avec Sandra Moussempès (« Colloque des télépathes », 2017, dixième publication de l’autrice).

L’envie alors de découvrir, au fil des semaines et des mois, tout ce qui a conduit l’autrice (ou l’auteur) à en arriver là, à cette beauté et à cette intelligence, propose une sorte d’exercice d’archéologie textuelle : remonter le flot des publications, dans l’ordre ou le désordre, par pur plaisir promis et pour mieux saisir, peut-être, l’architecture intérieure d’un projet de cette ampleur. Rencontrée grâce à Éric Arlix et à la cinquième édition du beau festival nantais Bifurcations d’Yves Arcaix, fin 2019, ainsi que grâce à Philippe Annocque, l’œuvre de Sandra Moussempès compte sans doute parmi les plus passionnantes de celles qui se déploient à travers la poésie contemporaine en France.

Peau #1
ta couleur me plaît méthadine, ode à l’engrenage des souillures, petit récipient de forme creuse, individuelle, abat-jour violet sans contre-jour, il faudra aussi changer les ruptures de place pour trouver l’unité, cela demande du temps et des cendriers vides

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Après « Acrobaties dessinées » (2012), « Cinéma de l’affect » (2020), « Sunny girls » (2015) et « Cassandre à bout portant » (2021), en plus de « Colloque des télépathes » (2017) déjà mentionné, le moment était donc venu de se plonger avec délices dans un texte plus ancien, celui de « Captures », son troisième recueil à l’époque, publié dans la collection Poésie de Yves Di Manno, chez Flammarion, en 2004.

dans un pays chaud, chaleureux, salvateur, avec des livrets de jeunes filles bien nées, bien traitées, plus vives que nature…
et ces merveilleux instincts (la balnéothérapie des temps modernes)
miss Rosina plus fraîche qu’une icône, se glissera sous le lustre avec un screen name associé dans le ton cybernal : petites comptines appréciées de tous
ils ont trouvé leur emplacement sur le marché de l’emploi dans les cavernes et près de chez moi.
Entrez regardez-les panser plonger d’avoir mis la main au feu d’avoir crié sous tous les toits
leurs noms de code
Sur le crâne, perte de temps, peu de confort et toujours l’incertitude Remplir la caverne puis rebrancher à l’aide du fil de fer, c’est plus sûr L’homme du 19e repeint la sienne à grand renfort de sigles
PROGRAMME :
[Je veux une marmite propre]
L’homme se redresse amenant les ustensiles, prêt au combat

Sans céder trop directement à la tentation (presque fatale dans un exercice de lecture à rebours comme celui-ci) de lire le passé trop largement à la lumière du futur, « Captures » contient pourtant, en dehors de ses propres missiles, comme un certain nombre de rampes de lancement pour des thématiques ou des concentrés de narration poétique qui apparaîtront en pleine lumière des années plus tard chez Sandra Moussempès.

Des figures féminines discrètes, qu’une certaine société (micro- ou macro-) préférerait sans doute voir effacées, ou rendues parfaitement diaphanes, hantent les coins et les recoins de ces vers libres, circulant en douceur, mais avec une détermination indéniable parmi les diverses modalités de pièges à rêves qui les entourent – et ce sont, pas tout à fait paradoxalement, les titres des poèmes assemblés ici qui trahissent le plus souvent leur présence : Miranda, Princesse psychique, Dolorosa, Anesthésia, Kyoto girl, Sylvia P., Miss V-96-, et quelques autres, nous adressent des signes puissants, même si destinés peut-être à ne produire leurs effets qu’en différé.

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PRINCESSE PSYCHIQUE II
l’une
violente
s’assoit sur le siphon anatomique des quatre fictions
l’autre comptine apprend la déraison coiffée d’un traité d’affliction personnelle

Ce n’est pas une forêt ordonnée de symboles que Sandra Moussempès met ici en exploitation, mais bien un assemblage faussement folâtre de jardins sauvages, espaces buissonniers disposés en une savante architecture secrète pour recueillir les traces de ce qui se dérobe, pour immobiliser sur une pellicule métaphorique des instants qui ne sauraient être tous cinématographiques, mais qui s’ancrent, tous ou presque, dans la magie de mémoires intimes partagées, de « Son père en songe réel assis dans un café », avec ses neuf occurrences enchaînées et ses jeux sertis de happy life à fins multiples (comme en écho prémonitoire au « Vie des hauts plateaux » de Philippe Annocque), au « Corpus-méphisto revenu d’où il entrait », de « Symétrie du hacker » en « Équation de la lumière », de « Réverbération des figurines » en « Natures vives ». Et c’est ainsi que la poésie crée son « infiltration épique » en chacune et chacun d’entre nous, et nous transforme.

DE LA DISTANCE DES PAYSAGES FORESTIERS
°1 selon une légère emprise sur les cactus  (floraison 1924, Arizona) le tout recouvert de tulle pour les âmes simples, etc.
°2 partie très tôt nager sans efforts, à la suite d’un bain à remous, les dents sont distendues de manière à brouiller les pistes, puisque suivant le diagnostic, la racine restera saine, poreuse ou démontable
°3 reproduisant les mêmes effets (d’autres chats femelles) qu’il fallut nourrir sans idée arrêtée sur l’américanisation des jardins anglais
°4 en cas de pénurie d’arbres mentaux, restent les convictions printanières, un cheptel de jeunes gens égarés en double file
°5 prière de croire aux mystères englués sous les amandes pilées, une fée s’approchera, demandera de la glace fondue pour boire à la tienne
°6 lorsqu’un jeune homme dégarni voulut, à l’aide d’un dispositif antérieur, comprendre une définition,
ne retrouvant pas le mot précis
à employer mais nageant lui aussi vers le grand large
°7 une longue robe noire conviendrait parfaitement pour l’occasion, vous aurez la possibilité de revendre les droits télévisuels de vos habitudes quotidiennes : repeindre un chandelier, dormir sans soubresauts, détester la matière nylon, faire du charme en retournant les coupons-réponse
°8 son ombre fut semée sur l’autre rive afin qu’il ne sache jamais vraiment qui être

Hugues Charybde le 19/05/2021
Sandra Mousempès- Captures - ed Flammarion

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