Brésil : que s’est-il réellement passé entre les généraux et Bolsonaro ?

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Après la crise militaire, le président brésilien semble affaibli. En deux jours, Jair Bolsonaro a eu raison de son ministre de la Défense, remercié à l'occasion d'un vaste remaniement surprise. Ce qui a entraîné la démission des trois principaux chefs militaires du Brésil, trois généraux à la tête de l'armée de terre, de l'armée de l'air et de la marine, qui sont partis mardi 29 mars en claquant violemment la porte. Mais loin de rompre avec lui, les «agents en uniforme» conservent des postes clés et tentent de redorer leur image.

L’image de l’armée s’était détériorée. Il y a le désastre qu’a représenté la gestion du général Eduardo Pazuello à la tête du ministère de la Santé [nommé officiellement le 16 septembre 2020, il eut des fonctions dans ce ministère depuis le 15 mai 2020]. Il faut relever notamment l’impact médiatique du scandaleux manque d’oxygène à Manaus – pour lequel Pazuello fait l’objet d’une enquête judiciaire (voir l’article sur ce site datant du 18 janvier 2021). Bien qu’ils occupent divers postes stratégiques au sein du gouvernement, les militaires agissaient de manière plus discrète que Pazuello, et presque toujours par l’intermédiaire d’officiers à la retraite. Mais Eduardo Pazuello, un général d’active, a saisi le fer-chaud pendant la plus grande crise sanitaire de l’histoire du pays. D’autres officiers ont constamment fait part à la presse de leur mécontentement à l’égard de la gestion de la santé par le gouvernement. Et presque toujours de manière officieuse, ils ont demandé que le général prenne sa retraite et évite ainsi de ternir l’image de l’armée. Eduardo Pazuello a démissionné le 23 mars, jour où un nouveau record de 3 251 décès dus au Covid-19 a été enregistré.

La critique de certains officiers à l’égard de la politique de santé n’est cependant pas le seul motif de désaccord entre les hiérarchies civiles et militaires. Depuis l’année dernière, Jair Bolsonaro s’est fâché avec le désormais ancien commandant de l’armée, Edson Leal Pujol. En avril 2020, lors d’un événement militaire à Porto Alegre, le président, connu pour son rejet de la moindre précaution sanitaire, a tendu la main pour saluer Edson Leal Pujol. Il a reçu un «coup de coude». En novembre, deux jours après la menace voilée de guerre proférée par Bolsonaro à l’encontre du président élu, Joe Biden, pour ses propos sur la protection de l’Amazonie («quand la salive vient à manquer, il doit y avoir de la poudre à canon», avait affirmé le président brésilien en charge), Edson Leal Pujol s’est opposé à son supérieur et a déclaré à la presse qu’aucun pays du continent ne représentait une menace pour le Brésil et que, de toute façon, les forces armées brésiliennes ne disposaient pas de ressources suffisantes pour garantir la souveraineté nationale.

Pour ne rien arranger, lors d’une conférence avec des hommes d’affaires, le lendemain, Pujol a déclaré: «Nous ne voulons pas faire partie de la politique du gouvernement ou du Congrès national, et encore moins que la politique entre dans nos casernes.» «Nous ne changeons pas tous les quatre ans notre façon de penser ou de remplir nos missions», a-t-il ajouté. Immédiatement, Jair Bolsonaro a rappelé sur Twitter que c’est lui qui avait choisi Edson Leal Pujol pour le poste de commandant, un rappel qui semblait s’adresser au général lui-même.

La vérité est que Pujol était considéré comme un obstacle aux tentatives du président de radicaliser le soutien militaire à son gouvernement. Ces dernières semaines, le président a appelé les troupes à plusieurs reprises «mon armée» et a clairement indiqué, conformément à son style de gestion de la pandémie, que l’armée ne descendrait pas dans la rue pour obliger un travailleur à rester chez lui. Pendant ce temps, la Justice a annoncé l’annulation des condamnations de celui qui sera sûrement le principal concurrent de Bolsonaro aux prochaines élections, Lula da Silva, au milieu du plus strict silence militaire. Dans ce scénario et en plein remaniement ministériel, le président écarte, le 29 mars, sans autre explication, le ministre de la Défense, Fernando Azevedo e Silva, protecteur d’Edson Leal Pujol [voir l’article du 4 avril 2021].

Les choses ne se sont pas passées comme prévu. Après le séisme de la démission simultanée des trois commandants des forces armées et cela en faveur d’Azevedo e Silva, Bolsonaro a fini par respecter le critère d’ancienneté pour les nouvelles nominations. Il a fini par choisir – ou accepter, selon la façon dont on voit les choses – le général Paulo Sérgio Nogueira comme nouveau commandant de l’armée. Ce fait, au fil des jours, a été compris par les analystes et les experts en politique militaire comme un signe de continuité. L’armée a ensuite publié une photo d’une réunion entre le nouveau ministre, Eduardo Villas Bôas, Edson Leal Pujol et Paulo Sérgio Nogueira, avec la légende suivante: «Ancien, actuel et futur commandant de l’Armée de Caxias [1]: liens indéfectibles de respect, de camaraderie et de loyauté.»

Coup… de théâtre

Les premières réactions médiatiques et politiques ont été dominées par l’euphorie. Le journaliste et ancien conseiller de presse du gouvernement de Lula, Ricardo Kotscho, qui entretient des contacts avec certains militaires en activité, a déclaré dans sa chronique dans UOL, le 1er avril, que ce que Bolsonaro avait réussi à faire c’était «d’unir les militaires contre lui», puisque les officiers en uniforme étaient finalement «sortis du gouvernement et ont encadré le président dans les limites constitutionnelles».

Cependant, deux jours plus tard, Ricardo Kotscho écrivait: «Ce qui semblait être une rupture du gouvernement avec sa base en uniforme n’était qu’un jeu de scène pour changer les képis des chefs militaires pour d’autres plus à la convenance du capitaine, sans rien changer à la conception séculaire des militaires comme gardiens du pouvoir civil.»

Kotscho a repensé son interprétation, mais le reste des analyses de la presse brésilienne étaient – et sont – presque unanimes: les uniformes chercheraient à éviter la «politisation» des forces armées, vouées à préserver la démocratie face aux «aventures putschistes» de Bolsonaro. Mais penser que les militaires veulent éviter une politisation des casernes pendant le gouvernement le plus militaire de l’histoire démocratique semble pour le moins contradictoire. Piero Leirner, anthropologue et spécialiste de la stratégie militaire à l’Université fédérale de São Carlos, a déclaré à Brecha que ce qui s’est passé n’est pas une réaction aux «coups d’État» de Bolsonaro, mais la simulation d’une réaction: «La figure de Bolsonaro en tant que président est en soi une construction militaire, faite pour apparaître indépendante, erratique et incontrôlable. De cette manière, le militaire apparaît toujours comme un facteur d’endiguement. Ce qui s’est passé maintenant, c’est une surcharge de ces constructions, une opération psychologique de type «shock and awe» (choc et effroi) au plan médiatique, opération suite à laquelle tout le monde est d’abord désorienté, puis se perçoit avec la sensation qu’on a voulu imprimer dans l’imaginaire collectif: qu’on a dit “assez”, que désormais la “politique” sera tenue à l’écart des casernes.» Pour l’analyste, «la supposée crise militaire a déjà atteint son but et ce qui va venir maintenant est une opération de désengagement des troupes par rapport à Bolsonaro».

Pour le journaliste André Ortega, co-auteur, avec Pedro Marín, du livre Carta no coturno: a volta do partido fardado no Brasil [Lettre sous le coude :le retour du parti en uniforme au Brésil]: «les militaires ont affirmé leur unité dans le scénario actuel et ont montré qu’ils maintiennent une unité de corps, qui n’est pas seulement institutionnelle, rationnelle-bureaucratique, mais politique et culturelle, comme ils l’ont toujours fait dans l’histoire». André Ortega ne croit pas non plus que les officiers en uniforme défendent les institutions démocratiques: «Il y a un excès d’enthousiasme à l’égard des supposés “généraux démocratiques”. Nous ne pouvons pas confondre les différences d’ambition individuelle ou de fiefs avec les grandes différences politiques. Il n’y a pas de rupture ou d’efforts de préservation de la démocratie: il y a une mise en scène pour préserver l’image que les militaires sont une institution compétente et pour maintenir, voire augmenter, ce qu’ils ont conquis avec ce gouvernement.»

Faire le point

Eduardo Svartman, historien, docteur en sciences politiques et président de l’Association brésilienne d’études de défense, ne croit pas non plus que l’on puisse parler de rupture, car «les militaires sont coresponsables de l’élection de ce gouvernement et font partie de sa base». De son point de vue, ce qui s’est passé «suggère un réajustement dans lequel certains officiers d’active tentent de marquer une certaine distance par rapport au gouvernement et, dans ce cadre, une tension entre une partie des hauts officiers d’active et les officiers de réserve, qui sont ceux qui sont massivement présents dans le pouvoir exécutif, est explicite». Ce dernier acteur, soutient Eduardo Svartman, «fait face à son pire moment et joue avec le coup d’État pour contrebalancer son affaiblissement».

Pour l’universitaire, ce que les officiers d’active veulent éviter, c’est une éventuelle insubordination dans les casernes: «On s’inquiète de la politisation et de la polarisation croissantes et des actions parmi les troupes des milices du numérique pro-Bolsonaro». Il y a, selon lui, «une crainte que des épisodes comme ceux de Bahia [voir ci-dessous] se produisent dans les unités militaires et rendent difficile pour le leadership de maintenir l’alignement de tous».

Ceux d’en bas

Lundi 29 mars, un membre de la police militaire a mis en scène un épisode bizarre au Farol da Barra, un site emblématique de Salvador de Bahia. Après avoir commencé à tirer sur ses collègues, l’agent a été tué. Les bases pro-bolonaristes de l’Internet se sont empressées d’en faire un héros, alimentant la version selon laquelle le policier était mort pour avoir refusé de suivre les ordres du gouverneur de l’État, Rui Costa (du Parti des travailleurs), qui avait décrété des restrictions de mobilité en raison de la pandémie.

La campagne, d’après la teneur des messages, semblait être une tentative des Bolsonaristas d’enflammer leurs partisans et de fomenter un soulèvement de la police militaire dans tout le pays. Rafael Alcadipani, membre du Forum national de la sécurité publique, a déclaré à Brecha que la base du gouvernement, cependant, «a manqué le diagnostic». La tactique n’a pas fonctionné. Il existe, selon lui, une coïncidence idéologique entre les deux forces: la police militaire «alignée sur la droite et le conservatisme est très influencée par l’idéologie du bolsonarisme et s’identifie au président». Mais Rafael Alcadipani estime que, même si des soulèvements ou des débordements occasionnels ne sont pas à exclure, ils ne disposent pas, à eux seuls, assez de force pour susciter un événement plus grave: «Avec un taux de chômage aussi élevé, sans une aide économique forte et un soutien solide des forces armées, il est très difficile que des tentatives comme celles-ci aient une chance.»

Marcelo Aguilar
(Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 9 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Dans Académie militaire des Aiguilles noires se déroule la cérémonie de la «remise du sabre»: chaque cadet reçoit une réplique de l’arme portée, il y a plus d’un siècle, par le duc de Caxias, fondateur et saint patron de l’armée brésilienne. (Réd.)