“Kraut Jazz Futurism 1 & 2”, l'équivalent berlinois du “We Out Here” de Gilles Peterson

Kraut Jazz Futurism montre ce qui se fait de mieux sur la nouvelle scène jazz allemande avec de jeunes groupes locaux et quelques-uns des musiciens internationaux qui travaillent actuellement à Berlin. Le mélange proposé combine jazz, Kraut Rock, afro, hip-hop et électronique d'une manière nouvelle et sort sur Kryptox. Notable !

Kraut Jazz Futurism laisse entendre qu'il pourrait contenir du jazz futuriste allemand et, en effet, une poignée de morceaux remplissent parfaitement ce brief. (Avant d'aller plus loin, d'ailleurs, est-il encore acceptable en 2021 de qualifier la musique allemande de "kraut" alors que, quelques semaines seulement avant la sortie du premier volume, Vote Leave est contraint de s'excuser pour avoir utilisé le même mot comme une insulte xénophobe ? Après tout, il serait un peu bizarre d'appeler une compilation comprenant Etienne De Crecy et Laurent Garnier Frog House, et de nombreux praticiens originaux du krautrock ont publiquement rejeté le terme. Mais il s'agit d'un disque de ressortissants allemands - ou d'alliés de ces derniers - compilé par Mathias Modica, de nationalité allemande, qui peut évidemment s'appeler lui-même et ses compatriotes comme bon lui semble, par esprit de solidarité ou d'affection. Et si l’appellation date un peu, c’est parce que certains groupes des 70’s issus du même mouvement musical s’aventuraient aussi côté jazz, comme Embryo ou d’autres, comme Can, qui dynamitaient purement et simplement les registres institués pour inventer le son des années à venir et se voir revendiquer par tout ce qui bougeait de Sonic Youth à Brian Eno.

La première partie de la compilation est sortie l'année dernière et a été décrite par The Wire comme "... une carte redessinée du Berlin underground. Rafraîchissante, nouvelle, excentrique, badass et parfois drôle". il n'est donc pas surprenant que les morceaux qui ont les trois caractéristiques - allemand, futuriste et jazzy - soient aussi les plus attrayants. du premier volume. En tête de liste se trouve "Dick Schaffrath" de C.A.R., tout en synthétiseurs sinueux et en batterie sèche, avec un sens de la vision en tunnel d'une froideur vivifiante et à un seul accord, ses expériences avec la texture tombant juste à côté de la ligne qui sépare l'accessible de l'impénétrable, et ses vastes étendues d'espace créant un sens addictif du vide de la science-fiction. Ce rejet du tape-à-l'œil tout en conservant l'esprit jazz de l'improvisation et de l'aventure au sein de la forme musicale est également bien réalisé dans "Free" de Torben Unit, où la bizarrerie harmonique modale, la manipulation polyrythmique et l'atmosphère séduisante d'extraterrestre se combinent pour excuser la voix off un peu loufoque ("Show me a piece of your mind !") du début. Les apparitions de Niklas Wandt et de Keope, également, nous rappellent avec élégance que le jazz n'est pas forcément une fête de la nouille, et que l'efficacité et l'économie, même dans des contextes aussi libres que des jams de percussions (le premier) et des séances d'entraînement au synthétiseur non planifiées (le second), sont toujours aussi puissantes musicalement que la virtuosité maximaliste.

Ailleurs, cependant, les choses sont un peu plus aléatoires. Magnolia Tree" de Salomea est emblématique d'une grande partie de la compilation, où les instruments sont joués et enregistrés de manière experte, mais où toute trace d'âme ou d'émotion humaine est au mieux un ersatz, les musiciens étant plus soucieux de montrer leur savoir-faire que d'exprimer leur cœur. Il en va de même pour "14/08" de JJ Whitefield (pourquoi les jazzmen donnent-ils à leurs morceaux le nom de leurs signatures temporelles non standard ?), où les pires clichés sur la créativité allemande - fétichisation froide et clinique de la technicité au détriment de la passion - commencent à faire surface. Lorsque cette tendance se limite à une brève musique d'ambiance - les gammes arabes et l'ambiance de bande sonore de film de Shake Stew, par exemple, ou le délicieux groove d'"Orange Man" de Karl Hector - le mordant de la précision couvre toute suffisance persistante ; cependant, lorsqu'elle s'étend sur les 12 minutes de l'Andromeda Mega Express Orchestra, la présentation implacable de l'expertise de haut niveau émousse rapidement les sens.

Cette deuxième partie va plus loin. À l'instar de la compilation We Out Here de Gilles Peterson, où il présente principalement les nouveaux artistes de jazz anglais branchés, sur Kraut Jazz Futurism, le patron de Kryptox Records, Mathias "Kapote" Modica, rassemble ce qui se fait de mieux dans la nouvelle scène jazz des clubs en Allemagne. Contrast Trio, Key Elements et Modha, pratiquent ici avec bonheur la fusion du jazz avec des éléments d'électronique, d'afrobeat, de kosmische et de hip-hop.

Il existe bien une filiation qui va de Herbie Hancock à Carl Craig jusqu’à ces sons de 2021, à faire sans cesse repartir le son d’horizons anciens vers de nouveaux, en y incorpant à la fois feeling de l’époque et ingrédients inusités sur le terrain musical envisagé. Tout n’est pas génial ici, mais ça se tient très bien. Après tout, le nom de ce que l’on écoute est moins important que ce que l’on y perçoit… 

Jean-Pierre Simard le 24/03/20201
V.A. - Mathias Modica Presents Kraut Jazz Futurism Vol. 1 & 2- Kryptox

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