“America, Americas” d'Alain Keler 1/2
Je suis arrivé aux États-Unis le 3 avril 1971 pour les beaux yeux d’une jeune Américaine rencontrée pendant mon long périple en Asie et au Moyen-Orient. Je commence à être mordu par la photographie. Pour vivre, je fais toute sorte de boulots grâce à Stanley, un New-Yorkais qui a une agence pour l’emploi – Stanley Employment agency – trouvée en me rendant à l’immigration pour prolonger mon visa.”
Alain Keler, Journal d’un photographe
Alain Keler expose America à la Fisheye Gallery refaite à neuf pour offrir un bel espace optimisé aux expositions , à ce premier chapitre d’un projet d’éditions plus large América, Americas dont Alain s’explique entre autre dans l’interview ci-dessous.
TIME IN
Dans America, Alain Keler raconte la vie dans une photographie de l’évidence, (on pourrait risquer un parallèle, le vide danse, le vide dense…) essentielle, efficiente, dans la veine de Cartier Bresson dont il se réclame, ou Walker Evans et de Robert Franck sans qu’à l’époque 1971-1975, dates de cette série, Alain n ait eu connaissance du travail de celui-ci et du regard décapant porté par Franck sur les américains des années plus tôt, 1955/56, Drug store Detroit, Cocktail party, NY City, Canal Street, New Orleans… ces photographies de Robert Franck sont autant de ces moments restés ouverts sur eux mêmes, portés par Franck jusqu’à l’espace contradictoire et contrevenant du rêve américain, un aperçu de l’Amérique tel qu’en elle même….. The Americans nait de la volonté de regarder en face cette Amérique des mid fifties, de parcourir le pays, d’en faire le tour.
Alain Keler ne fait pas autre chose avec New York, animé sans doute par d’autres motivations liées à cette immigration qui le renvoie à un regard neuf sur une réalité qu’il découvre et qui le passionne. Il porte ce regard ouvert sur un NY au quotidien, rues noires de monde, visages inconnus, poésie de l’instant, cosmopolitisme du regard. Tout moment particulier qui le touche, qu’il photographie en dialogue avec la ville. Il est ce jeune migrant qui dé-couvre, déshabille, et s’ éprend fébrilement de NY.
Un parallèle se renforce à la lecture des photographies d’Alain Keler et de cette Amérique, de ce New York qui s’exhale comme un parfum de rue, de vies, de luttes avec la vie et de circulations, de mouvements, ce parallèle avec les films de Frederick Wiseman, entre Hospital 1970 et Welfare 1975, induit une parenté avec l’image cinématographique. Manifestations, bars, subway, avenues, ce New York ne cesse d’interpeler le regard, d’entretenir la curiosité, de s’engendrer dans une accumulation exponentielle d’instants volés, de personnages, de présences, remèdes sans doute inconscients à cette soif de nouveautés, issue de cette promesse qu’offre la ville qui ne dort jamais. Vitupérante, inextinguible, à l’énergie intarissable, musicale, visages issus de celle qui apparait comme une terre promise qui se gagne. Les croiser au fil des rues c’est aussi croiser leurs causes, prendre intérêt et s’éveiller aux maelstrom d’histoires possibles, de fictions naissantes, chaque vie est un roman, comme en atteste celle d’Alain elle même. Dans ce contexte se situe l’action du photographe, aux cent vies.
Sans doute faut-il se laisser aller au plus profond de soi pour atteindre une révélation qui s’inscrit entre la main qui déclenche l’obturateur du Leica et l’oeil qui cadre, qui découpe, ouvert à ce foisonnement intrépide de propositions et de tensions visuelles. Toutes ce qui fait vie ici dans cette mégapole, semble vouloir s’inscrire dans le regard ouvert d’Alain Keler, comme si celui-ci entretenait avec la ville et son imaginaire un lien secret, afin de recevoir nombre de situations qui seront photographie, comme un don du ciel. il y a chez Alain Keler une recherche constante de Vérité, ce qui fonde son action sur le monde…et un secret vivant qui le pousse à recueillir par la photographie, tout ce qui s’expose à ses yeux, la vie sans compter, comme si cette entreprise recevait son aval dans la source inavouée du plaisir de photographier au Net, au Précis, et surtout en Juste, ce réel de la vie quotidienne des New-yorkais entre 1971 et 1975.
La première photographie de l’exposition est celle de cette Saint Patrick
« Prise en mars 1975 je l’ai découverte quelques jours après la fin du premier confinement , le 21 mai 2020. Cette photo faisait partie d’un paquet d’une vingtaine de films développés, mais non contactés! J’ai trouvé les films dans une boîte de négatifs en faisant des recherches pour mon projet America, Americas. Elle a été prise lors d’une parade pour la saint Patrick à New York en mars …1975! «
Mais aux correspondances avec tout un cinéma du réel, toute une photographie sociale, s’est créé aussi un lien avec les poètes et les song’s writers de Manhattan en ces années 70.
Un rêve concret de lumières se joue dans la condition humaine et l’exil, terre promise, Eden, Nouveau Monde, renaissances, tout concourt à faire de ce rêve la part la plus Justement active d’une apocalypse, c’est à dire d’une révélation du sens. Il en va de ces silhouettes d’hommes et de femmes, toute une communauté d’énergies, de combats, de partages, d’inconnus, d’humour qui font la vie new-yorkaise, et s’inscrivent sans effort sur les films noir et blanc que le Leica dévore sans compter, tout comme ces rues arpentées, bourlinguées à la façon d’un Cendrars, sobrement émouvantes, simplicité des images du quotidien, à ces longues déambulations inspirées, comme un poème vivant, comme si le cœur léger du photographe dansait amoureusement en ses yeux et qu’il trouvait sous ses pas l’essence d’une vie reliée à l’image venant abreuver cette soif inextinguible de lectures toutes enfiévrées.
TIME OUT – TEMPS LIBRE
Pour voir au plus près cette exposition, il faut entrer dans l’époque par l’image, remède à la dépression Covid qui s’étend en ce moment, dans une version plus consciente des enjeux présents où pointent de plus en plus ces renoncements aux libertés. Revenir aux 70, c’est de fait évoquer tout l’espace social d’alors en lutte contre l’establishment, comme l’avait été 68 en France.
Revenir aux années 70, c’est encore respirer et revendiquer comme expériences toute la critique et tous les arts qui en étaient issus, dans cette respiration qu’offraient tant la Beat Generation, que les luttes pour les droits civiques et les manifestations pacifistes contre la guerre du Viêt-Nam, que la pop music se faisait la maitresse inspirée et pugnace du temps…Joplin, Hendrix, Morrison, le Dead, Dylan, Cat Stevens, Guthrie (Arlo), concerts de Central Park, aventures, ballades new-yorkaises, un fond de l’air propre à séduire Alain Keler qui rentre dans la légende de ce NY Beat (frapper, battre) avec ses propres valeurs, inspiré, vibrant, aigu, aimant.
America, s’adresse prioritairement aux générations qui n’ont pas connu les années 70, ni le New York de ces années là…Le photographe livre ici un bien beau témoignage de la ville toujours debout en ces années 71/75. Beat the time, time in, time out, toute une problématique est devenue un jeu avec le temps par la photographie. A travers elle, il faut regarder ces visages, ces corps, ces regards et ce qu’ils expriment, pour se retrouver de ce côté-ci du miroir…
Alain Keler devient un personnage d’un film de Cassavetes, de Scorcese, de Lumet, ou de ce cinéma du réel des années 70, un cinéma d’actions, de situations et de combats, Beat, Battre, se battre.
Pascal Therme le 23/032021 - 1/2, la suite demain
Alain Keler - America -> 30/04/2021
Galerie Fisheye 2, rue de l’Hôpital Saint-Louis 75010 Paris