Les Crépuscules d'Irène Jonas par Pascal Therme 1/2
La valise dans le placard, une histoire de nominations et de renaissances. « Ce livre est imprégné de choses ressenties, entendues, lues, vues mais non vécues directement ; de paroles surprises dans l’enceinte familiale, de livres glanés au fil du temps, de documentaires qu’une mémoire enfantine a enregistrés probablement sans en comprendre toute la portée…” Irène Jonas.
Écrire sur le dernier livre, Crépuscules, d’Irène Jonas et entrer par son texte la valise dans le placard , me faisait penser à d’autres valises, à un autre photographe, Alain Keler, (publié également aux éditions de Juillet) et à cette image page 286, dans Journal d’un photographe. Ces photographies de valises témoignent du drame quotidien permanent, insoutenable de l’occupation; devoir tout quitter, tout abandonner, instantanément pour fuir, où qu’ils fussent, à cet instant précis de leur vie, précipités vers l’exil, l’exode, ceux qui, pourchassés par le nazisme, et pour qui, survivants, la présence des valises est encore aujourd’hui un signe lourd d’affects, liés à l’injustice des disparitions, autant qu’ un devoir de mémoire. Il n’est pas inutile de dire non plus, de rappeler le travail d’Irène Jonas “l’exil chilien vu de l’intérieur… 40 ans après”, datant de 2016, publié in Études Urbaines.
Le livre publié par les éditions de Juillet est un objet assez large pour exposer cette errance des ombres, échappées de la glaise, cherchant à s’établir au devant du regard dans une narration elliptique, poreuse, sans autre lien que l’image émergée d’un rêve éveillé, fantasmagories, rappels de cette période obscure, dans cette Europe nazie, maudite. Un territoire crie silencieusement l’effroi du cauchemar, voyons nous bien ce que nous voyons, où, sommes nous aussi frappés de cécité, dans ce qu’il se passe sous nos yeux?
Les photographies d’Irène ont ce trouble de l’envoutement, une brusque allitération de l’être, rupture du souffle, vécues dans un “Drama”. Les démons d’hier sont ceux là même qui aujourd’hui reviennent au jour, dans un mouvement qui établit une stase entre la sphère de l’intime et le champ de l’Histoire. Ces démons noirs, liens secrets des temps échus sont enfin rendus visibles, grâce sans doute à un long travail d’analyse, par l’énergie de cette photographie pacifiante, où tout s’affiche, s’éteint, où tout se tient et se résout…enfin.
Irène Jonas voyage de l’Allemagne jusqu’à la Baltique dont l’immense cité balnéaire qu’Hitler avait fait construire à Prora, sur l’île de Rugen, puis sur la côte balte polonaise pour surprendre nombre de corps et de lieux hantés, d’images transitionnelles, là, où se tapissent ces monstruosités hargneuses, ces figures qui toujours hantent la nuit de l’Histoire. Un oeil elliptique se fait Voyant, pour chasser de nos ombres, l’ombre même des temps obscurs, tandis que survient dans la narration le surnom « fleur de ghetto » et ce retour de l’enfance.
“Ces photographies sont des histoires que je me raconte, des histoires nées au croisement d’une mémoire intime et d’une mémoire collective. Elles sont le fruit d’une mémoire héritée et d’une reconstruction imaginaire, elles ne racontent pas le nazisme mais s’approchent d’une prise de conscience émotionnelle de ce qu’a pu être le nazisme.
Cette dé-marche extra-ordinaire est une marche qui va en arrière et en avant, du retour au point d’émission en soi du trauma, hier, à la lecture de l’invisible cauchemar, aujourd’hui, réfugié dans ces zones urbaines et ces paysages. Un secret posait question, et semble se résoudre soixante ans après. C’est bien le propos de ce livre, s’échapper de l’attraction fatale de l’enfant mal dite et de cette période macabre, en 84 photographies Noir & Blanc, peintes à la main. Tout un lieu, le drame général de l’Histoire, est investi par ce que les yeux d’Irène Jonas tentent de perce-voir de sa psyché, en relevant dans la mémoire de ces anciens lieux du nazisme triomphant, une part de la rémanence encore active des ombres grises, chimères grimaçantes, toujours présentes. Traversée des enfers, voyage imaginaire, traversée des ombres, le jardin maléfique du nazisme apparait à tous, à travers ses miroirs qui se dé-compensent ici et viennent mourir par cette fenêtre de la photographie, apparitions fixées pour qu’enfin, elles puissent s’effacer, retourner au néant.
De quoi Crépuscule est-il fait, de nominations, de voyages, d’images crépusculaires, de l’articulation d’un “souvenir d’enfance” assez puissant pour organiser ces regards où adviennent les masques du simulacre. Irène Jonas écrit: « Le fil conducteur principal de ces voyages photographiques a été le nom d’endroits marqués par l’Histoire: Munich, Dachau, Prora, Nuremberg, Prague, Terezin, lieux qui symbolisent encore aujourd’hui l’abjection et l’Horreur. « Il n’en reste pas moins que cette part de l’histoire du XX è siècle a collé à mes nuits enfantines. Si j’avais été arrêtée par les Allemands et torturée, aurais-je dénoncé mes camarades ? Si toute ma famille avait été en France, serait-elle partie à temps ?”
Parallèlement, n’assistons nous pas aux retours inconscients du mythe platonicien de la Caverne dans la visualisation des ombres qui font réalité et simulacres, et, qui, pour ceux qui en sont fascinés, immobiles, offrent un semblant de réalité, de quelle réalité d’ailleurs s’agira t-il, de fait… dans quelles difficultés placeraient-elles celui qui chercherait à s’arracher au pouvoir de fascination des ombres par l’impuissance à se tourner vers la lumière, à rejoindre ce soleil platonicien, symbole de connaissances et de vertus, à la conquête de son verbe être? Paradoxales situations de ces ombres devenant photographies et jouant, ici, artificiellement leur emprise fantasmatique comme des artefacts puissants? Il est bien difficile de répondre à ce travail qui englobe un art de l’ herméneutique et de l’analyse; sans doute, une partie de la réponse se trouve t- elle dans le texte invisible de la vie d’Irène, texte qui se perçoit par le contre-poids nécessaires à ce travail, se tenant dans la résolution de ce projet.
-> suite fin du texte demain 19/03
Pascal Therme le 18/03/2021
Irène Jonas, Crépuscule, textes de Camille de Toledo et Alain Keler, Les Editions de Juillet, 2020, 128 pages, 84 photographies, couverture toilée