Glaçante fin de partie parentale avec Frédéric Fiolof

La nécessaire colère du deuil des parents comme vous ne l’avez jamais lue. Une magie poignante et salutaire. Il y a fort peu de textes publiés aussi nécessaires que celui-ci.

tomb.jpg

Je suis l’humble orphelin selon l’ordre des choses.
L’ordre des chiffres. 1 + 1 = 0.
Faut-il s’en prendre à l’arithmétique ?
Absurde. Ferme ton clapet. Avance. Marche dans la nuit de ta petite poésie ventriloque. Digère ton encre noire. Nu comme le premier homme. Le premier fils. Craché comme un noyau de cerise du cul des jardins de l’Éden.
Pupille de la nation, je veux. J’en appelle à la loi du 27 juillet 1917. Le roi a dit je veux et on lui a coupé la tête. M’en fous la tête. Je veux. Je veux que le ministre de l’Instruction Publique prenne en considération le préjudice dont je fais l’objet.
Non, dit le ministre. Tu n’entres pas dans les cases.
Mais j’entre dans les cases, moi ! Faites-moi une place dans les cases ! Cochez-moi ! J’ai froid. La Nation me doit un geste de salut public. De secours populaire. J’ai nourri de mes fèces la terre de mon pays. J’ai lu La Légende des siècles. J’ai payé mes impôts. J’ai voté. J’ai suivi des débats politiques à la télévision. J’ai fait des dictées avec zéro faute. J’ai bu tout le vin de mon pays.
J’ai été exemplaire.
Et les miens sont morts quand même.
Oui, mais pas à la guerre dit le ministre.
J’emmerde le ministre. Les miens sont morts à la guerre de la vie. Ni faite ni à faire. Ils ont été tués à l’ennemi. Et ils m’ont laissé bête. Ignorant. J’ai droit à un second tour d’école gratuite. À une bourse de lumières.
Tu croyais quoi au juste ? Que les pierres chantent ? Que l’âme des morts flotte le soir au-dessus des hortensias ?

« Stop all the clocks, cut off the telephone / Prevent the dog from barking with a juicy bone / Silence the pianos » écrivait W. H. Auden en matière de perte de l’être cher, en ouverture de son « Funeral blues » de 1938, devenu célèbre en France depuis le succès du film « Quatre mariages et un enterrement », par la voix de John Hannah. « Arrêtez tout ! Et lisez tout de suite Finir les restes !«  serais-je tenté de dire, ici et maintenant : vous n’avez jamais, j’en suis certain, été confronté à une pareille façon de dire, en intensité et en beauté, le complexe mélange de chagrin, de révolte, d’abattement et de bien d’autres ingrédients encore qui saisit l’enfant, même adulte, à la mort de ses parents, même déjà âgés.

Frédéric Fiolof, qui anime par ailleurs avec tant de ferveur et de talent le collectif de la revue littéraire « La Moitié du Fourbi », nous avait déjà offert un regard bien spécifique, à la fois décalé et savoureux, sur les enchantements possibles du quotidien, et sur les douces irréalités qui se glissent autour de nous, pour peu que nos esprits et nos cœurs y prennent garde, avec son « La magie dans les villes » de 2016. Publié début 2021, toujours chez Quidam éditeur, « Finir les restes » se jette avec fougue et audace sur les possibilités et les impossibilités du deuil, et la lectrice ou le lecteur en ressortiront subtilement changés, au fond d’eux-mêmes.

Capture d’écran 2021-02-18 à 10.32.45.png

Il n’était pas une fois pour les morts.
On doit sans doute considérer que les histoires qui commencent par Il était une fois n’ont guère de vertus pour ce type de public un peu particulier.
On attend toujours tant des histoires.
Peut-être est-ce une vue de l’esprit qui espère trop.
Ou une peur.
Imaginons que, nourris d’histoires, les morts se dressent soudain comme un seul homme. Nous reviennent en fanfare. Réveillés, désenchaînés et déchaînés. Affamés. (Les histoires nourrissantes donnent faim.) Saurions-nous encore les accueillir ? Quelle place pourrions-nous bien leur faire auprès de nous, alors que nous avons déjà oublié comment partager notre espace avec les vivants ? Ceux et celles d’à côté, de plus loin, qui sont pourtant exactement comme nous : des pas-encore-morts.
Tout est affaire de territoire.
Chacun chez soi et tout ira bien. Le silence là-bas, la douleur ici. Et entre les deux, le long fil, le long filet du deuil. Histoire d’être sûr que personne n’éclaboussera le sol. Car lorsqu’on s’y fracasse, le sol vibre. Et ça dérange tout le monde. Alors oui, le deuil. Qui n’est pas ce long travail nécessaire, mais la prophylaxie qu’on impose au survivant amoindri pour l’autoriser à revenir danser la gigue avec les immortels. Une douche sous laquelle on pousse le pouilleux pour le débarrasser de ses petites bêtes. Le tour de magie obligé. Le prix à payer pour qu’il puisse à nouveau s’ébrouer dans le cercle des chiens de la vie.
J’ai lu quelque part que dans certaines sociétés, autrefois, l’endeuillé était tenu à l’écart, au même titre que le criminel. La perte d’un être cher ? Une souillure. Celui qui la subit porte le sceau d’une étrange menace qui ne laisse personne indifférent. On lit à son front la fissure, le tremblement. Il exhibe un savoir contagieux.
On dit qu’il est absurde de refuser l’inévitable. Mais c’est le contraire qui est vrai. Ce qui peut être évité n’a pas besoin que nous le refusions. Il faut simplement s’efforcer de l’éviter, puisque c’est possible. Et réserver notre capacité de refus pour ce qui ne peut l’être.
Les morceaux immangeables que l’on devra avaler.

ous le double signe du Job de la Bible, naturellement, et de sa plainte ambiguë, et de la Sanda Voïca de « Trajectoire déroutée », citée en exergue, Frédéric Fiolof prend discrètement et finement appui, sous la rage manifeste, auprès de grands endeuillés, complices de circonstance comme Roland Barthes, Nanni Moretti, Jean Rouaud ou Christian Bobin : comment renier, même dans la douleur jaillie du ventre, irrépressible, la mémoire littéraire si profondément enfouie en chacune et chacun, et qui peut venir se marier, refoulant toute notion d’incongru, justement, avec la brousse du Rove ou les tellines en cornet ? Entre Cévennes et Camargue, avec Stendhal et Nimrod, avec des contes malinké ou des histoires joliment empruntées, à point nommé, à Eduardo Galeano ou à Romain Verger, avec Tintin, Astérix, Pierre Desproges et Coluche, quelque chose de fondamental et de vital se joue dans cet après de la mort des proches.

Dans Autoportrait au radiateur, il y a ces mots de Christian Bobin, écrits le 8 mars 1997 : « Le désenchantement est plus à craindre que le désespoir. Le désenchantement est un rétrécissement de l’esprit, une maladie des artères de l’intelligence qui peu à peu s’obstruent, ne laissent plus passer la lumière. »
Et il ajoute : « Ce que j’ai et ce qui me manque : tout me donne de la force et me réjouit également. »
Je voudrais pouvoir porter sur le moindre parterre de fleurs, le monde, les visages, la tombe des miens, le regard que cet écrivain semble ici poser sur toute chose. Sa phrase me soulève, me rend plus léger et plus fort.
Mais une fois passé le point, je retombe comme une chose lourde. L’apesanteur n’est pas mon lot et le lecteur enthousiaste est un mauvais élève : la mort me révolte, le manque me désenchante, l’absence de ceux que j’aime me diminue. La lumière ne passe pas.
Je suis l’obstrué.
Racler le sol et n’y rien surprendre.

Pour résister à la tentation définitive du desdichado nervalien, ténébreux, veuf et inconsolé, en pareille circonstance, il faut sans doute savoir d’abord s’y abandonner. Se réincarner provisoirement en Homme en colère, sans jury autour d’une table, et exhumer sauvagement des mémoires d’enfance la figure honnie d’un Denis Morelle, pour qu’il joue, enfin, le rôle de sa vie dans une mythologie personnelle toujours en mouvement, même ici, celui de punching ball et de bouc émissaire, d’objet transitionnel hors du trou noir et du voile rouge : ayant eu la chance d’assister en 2018 à deux lectures-performances, avec le violoncelle magique d’Éliane Blaise, de « L’instant t », première ébauche de ce qui allait devenir « Finir les restes », je me souviens de l’extraordinaire intensité des mots prononcés, du rageur humour personnel du désastre qui les habitait alors, et je retrouve désormais ici, intacte et magnifiée, la grâce efficace d’une diatribe de deuil vraiment pas comme les autres.

Il y a fort peu de textes publiés aussi nécessaires que celui-ci.

Frédéric Fiolof - Finir les restes - Quidam éditeur
Hugues Charybde le 19/02/2021
l’acheter ici

Capture d’écran 2021-02-18 à 10.32.36.png