Par instants, Nicolas Richard penche bizarrement
Les carnets d’un traducteur éclectique en diable : une ode à l’art étrange du changement de langue, et à la littérature tous azimuts, tout simplement.
« Ah, vous traduisez des livres ? Vous faites comment ? Mot à mot ? » Quand je dis que je suis traducteur, cette question m’est régulièrement posée et chaque fois je ne sais pas trop quoi répondre. Désarçonné, j’hésite, je commence un peu à expliquer, puis je m’interromps en me demandant si j’en ai déjà trop dit… ou au contraire pas assez.
On sait tous que certains textes n’ont pas été écrits dans notre langue, mais concrètement, comment se déroule cette opération du « passage au français » ? De quelle manière s’y prend-on ? C’est ce que je voudrais exposer ici car, quand on n’a jamais vraiment essayé, on peut croire que traduire d’une langue à une autre est une opération assez mécanique : remplacer les mots étrangers par leur équivalent, remettre le tout « en bon français » et puis hop, l’affaire est dans le sac, non ? Essayons de voir de plus près la façon dont on la met dans le sac cette affaire, justement.
La matière première de cet ouvrage est un catalogue des auteurs que j’ai traduits et j’espère vous donner envie d’en découvrir certains. En trente ans, j’ai traduit cent vingt livres et constaté que chaque traduction avait sa propre histoire, son contexte particulier, son cortège d’anecdotes. Chaque livre traduit a provoqué son lot de rencontres, avec l’auteur, parfois, bien sûr, mais aussi avec toutes sortes de gens.
Les auteurs que j’ai traduits sont répartis en sept catégories : mes premières traductions, les beatniks, les modernes, le roman policier, les « intraduisibles », le cinéma, la musique ; chacune de ces sections est séparée des autres par un intermezzo conçu comme une plage de désorientation. À la toute fin de l’ouvrage, je propose une sorte de hit-parade personnel de mes traductions, un best-of pour rire, pour le plaisir, surtout, de présenter sous un autre angle ces livres que j’aime.
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Mon propos ici est pratique, je veux répondre aux questions : « Qu’est-ce que tu fais quand tu traduis ? » et « Comment t’y prends-tu ? » Mon objectif est de montrer la façon dont je procède et j’espère que mon engouement sera contagieux, que cette démarche descriptive aura pour effet de vous donner envie de les lire, ces auteurs que vous ne connaissiez pas. Ma mission sera accomplie si, parmi les livres évoqués, certains finissent sur votre table de chevet, pour vous divertir, vous désorienter ou bouleverser votre vie.
La double proposition formulée en introduction par Nicolas Richard, traducteur de plus d’une centaine de textes littéraires de l’anglais (de tous horizons) vers le français ces vingt dernières années, et romancier (« Les soniques » en 2009 avec Kid Loco et « La dissipation », à propos d’un certain Thomas P., en 2018), est plus que largement réussie dans ce « Par instants, le sol penche bizarrement » (au sous-titre bien plus explicite : « Carnets d’un traducteur ») publié chez Robert Laffont en septembre 2021.
D’abord, il ne s’agit pas bien entendu de gloser doctement sur la signification même du « traduire », mais bien, humblement (en n’hésitant pas, le cas échéant, à revenir sur certaines erreurs de jeunesse, voire sur des choix discutables mais plus récents, qui ne seraient sans doute plus les mêmes à présent – car, comme dans la lecture et dans l’écriture, il y a bien toujours dans la traduction un échouer mieux qui rôde), à raconter ce qui se passe en de multiples occurrences, face à des textes différents, lorsque se posent sur la table de travail les arbitrages obligatoires, instinctifs ou mûrement pensés, entre le sens et le rythme, entre la langue « personnelle » d’une autrice et l’intelligibilité pour la lectrice française imaginée, entre la fidélité d’une référence et la pertinence d’un contexte culturel distinct. Discrètement, et dans un sourire souvent fort perceptible, Nicolas Richard raconte les échecs et les succès provisoires, les trouvailles et les impasses, les faute de mieux et les percées quasiment conceptuelles qui peuvent jalonner un tel chemin au long cours. On retrouvera aussi ici certaines des préoccupations, certains des doutes, certains des choix à assumer aussi, qui hantaient le Claro des carnets de traduction de « Jérusalem« , ou de ses parcours faussement vagabonds de « Plonger les mains dans l’acide« et de « Cannibale lecteur« .
Ensuite, c’est la part de rencontre, physique, émotionnelle et littéraire que l’on trouve au cœur d’une bonne part de l’entreprise de traduction, que le commerce y soit avec des morts ou avec des vivants, avec des autrices, des auteurs, ou les membres d’un formidable réseau informel d’expertes et d’experts en lexiques et en idiomes, qui nous est brillamment offerte en partage. Ainsi, la lectrice et le lecteur se régalera au fil des 450 pages de l’ouvrage en compagnie de Richard Brautigan, de Keith Abbott, de Harry Crews, de Jim Dodge, de William Kotzwinkle, d’Adam Thirlwell, de Valeria Luiselli, de Paul Beatty, de Richard Powers ou de Nick Cave, autrices et auteurs présents par ailleurs sur ce blog, pour n’en citer que 12 parmi les 73 de l’ouvrage, en incluant les mentions spéciales aux monumentaux Russell Hoban (avec l’invention du parlénigm pour « Enig Marcheur ») et Thomas Pynchon (avec « Vice caché » et « Fonds perdus »).
Nous savions au moins depuis son passage amical en « libraire d’un soir » à la librairie Charybde en mai 2013 (à propos de livres qu’il n’avait PAS traduits, et à écouter ici) à quel point Nicolas Richard donne envie de lire les autrices et les auteurs dont il parle : « Par instants, le sol penche bizarrement » en offre aussi une magistrale démonstration. Et nous aurons le grand plaisir de l’accueillir pour une discussion et dédicace dans notre repaire de Ground Control (81 rue du Charolais 75012 Paris) ce mercredi 6 octobre à partir de 19 h 30. Venez nombreuses et nombreux, ça en vaut vraiment la peine !
Une fois le titre de cet ouvrage choisi, je me suis rendu compte après coup qu’en parlant du « sol qui penche », j’avais convoqué sans m’en rendre compte le souvenir d’une sensation précise, remontant au souvenir d’un séjour à Berlin, où j’ai été pris d’un début de malaise, sans comprendre tout de suite ce qui m’arrivait. Les points de repère autour de moi – sept fois sept stèles de six mètres de haut – n’étaient pas tout à fait d’équerre, quelque chose clochait insensiblement dans leur alignement. Le sol était incliné, les stèles pas complètement à la verticale, et dans l’espace extérieur rectangulaire composé de quarante-neuf colonnes où j’ai déambulé, rien n’était à angle droit. Mon équilibre n’était pas vraiment menacé, mais j’avais le sentiment que mon esprit et mon corps ne parvenaient pas à se synchroniser. Cette sensation, je l’ai eue en visitant Le Jardin de l’exil, monument de l’architecte Daniel Libeskind, installé au musée juif de Berlin, dont l’agencement visé délibérément à provoquer cette impression de ne pas être à la maison. Les sens sont perturbés, le cerveau carbure pour tenter de traiter la modification déroutante des données géospatiales, le corps et l’esprit turbinent en une tentative à peine consciente de compenser le déséquilibre ambiant. Par moments, en m’enlisant dans la langue anglaise et en perdant mes repères dans ma langue maternelle, c’est un peu ça que j’éprouve.
Hugues Charybde le 6/102021
Nicolas Richard - Par Instants, la terre penche bizarrement - éditions Robert Laffont
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