Aquaserge, la possibilité du Nil

Comment nommer la musique qui ne bouge pas dans les cases connues, en avançant une qualité instrumentale assumée pour produire ses effets ? Dans un premier temps, dans le monde de la pop, on dit musique progressive. C’est oublier que le bebop avait déjà mangé cette baffe en refusant de faire danser en rond les auditeurs afin que les proprios de salles les fassent boire leur piquette… Exemple avec Aquaserge.

Ici, au royaume de la variété aussi molle que verdâtre, tout ce qui ne correspondait pas aux simples desiderata des éditeurs qui dirigeaient les programmations radio était stigmatisé invendable car ne rentrant pas dans les cases par eux définies. Il a fallu 1968 et après pour que naissent des labels indépendants, propres à diffuser les idées des réfractaires aventureux du son et en accord momentanément avec leur époque (Byg, Futura, Marge, l’Escargot, etc.), tous spécialistes du hors-piste et créés pour diffuser Gong, Magma, Barricades, Red Noise ; ce qui se faisait de plus neuf alors. Et ce, des années avant la révolution punk rebondissant ici après les Anglais, chez Ici et d’Ailleurs, Les Disques du Crépuscule ou plus tard, c’est le propos, avec Crammed Disc et ses labels satellites.   

Dévoilée par Crammed Discs en 1984, la série MADE TO MEASURE présentait certaines des musiques instrumentales les plus intéressantes de l’époque. Soit trente-cinq volumes en dix ans qui abordent et mêlent musique de chambre, électronique, ‘new music’ (minimalisme et néoclassicisme), avant-rock expérimental et diverses formes d’exploration sonore. En gros :  Close to the Egde, down by the River …  

Made To Measure” (‘fait sur mesure’), une série à moitié ironique dans son intention de se donner une ligne conductrice semi-fictive - à l’instar de toutes les entreprises du label Crammed, mues par la curiosité irrépressible du label - vouée à devenir forcément éclectique. Des musiques créées, ou envisagées d’entrée comme bandes sonores pour d'autres medias (film, danse, théâtre, vidéo, défilés de mode). Magnéto Serge !  

Dans la famille rock français, on passe par Chez ces gens-là d’Ange, à préférer les Variations de Je suis juste un rock’n’roller, on glisse sur Parler dans le Téléphone en disant Bijou, Bijou, on écoute stupéfait Albert Marcœur … et la scène indé 80’s du Louison Bobet for ever des Ludwig, les revigorant Bérus avec Porcherie, la Mano de Puta’s Fever et le Pigalle du Bar-tabac de la rue des Martyrs, avant de flirter longtemps avec Pascal Comelade ou Pierre Bastien, on se passionne pour la richesse de la scène rap, même sans Ma Benz puis techno- allô la French Touch ? - le post-rock de Married Monk et Tame Impala, on n’oublie pas que Catherine Ringer a chanté du contemporain pour Alfredo Arias et Zazou et Racaille diversement œuvré au sauvetage d’artistes méritants. Enfin qu’Aquaserge a un lien direct avec Bertrand Burgalat, pour avoir été longtemps le backing band de Tricatel…20 ans plus tard arrive The Possibility of a New Work for Aquaserge ( qui nous occupe et nous préoccupe… )  

Et puisqu’on titrait sur la possibilité du Nil, je tiens à saluer Stanley et Livingstone I presume pour leur course folle vers les sources du Nil du côté du Kilimandjaro. Un truc inédit et barré, un peu comme le Krautrock qui a réinventé 70’s une culture autochtone pour lutter contre la jamais faite dénazification de leur pays, culture européenne et continentale qui rejetait autant les modèles pop que rock anglo-américains. Avec Faust œuvrant souvent aux limites de la nouvelle musique improvisée européenne et Can issu du creuset contemporain Pousseur/Stockhausen.

 C’est Bester Langs, l’assistant social de Gonzaï qui les a le mieux croqués en 2016 : Il était une fois Aquaserge, un groupe à géométrie variable fondé en 2004 à Tarnac (- vous savez, le patelin où une sinistre des Armées, pour planquer les pots de vins lybiens de son armateur de mari a monté de toutes pièces une affaire pour criminaliser les zadistes locaux - NDLR ) après que les musiciens, déjà pas vraiment tous seuls dans leurs têtes, aient eu pendant une séance d’aquaplanning la vision d’un sous-marin en forme de Serge Gainsbourg délivrant des intermittents qui pressaient des disques au fond des mers. Cette première information, …, n’explique pas complètement la suite de l’histoire ; et notamment comment des musiciens de Conservatoire ont réussi, treize ans plus tard, à conquérir le monde. Un monde parallèle du moins, et où se croisent Pink Floyd, Soft Machine, Thelonious Monk, Bertrand Burgalat et Tame Impala, pour ne citer que quelques uns de ces fantômes aquatiques qu’on entend frapper à la porte du hublot. Le Commandant Cousteau aurait été free jazz, qu’il aurait certainement su à quoi servait encore Aquaserge, en 2016.

Et puis, en signant chez Crammed, on les a vu avec Aksak Maboul, sans être alors totalement convaincu, sur scène. On n’avait pas pigé l’évolution à suivre. Celle très convaincante de cette nouvelle possibilité du Nil (que d’eau, Queneau !, cette nouvelle posture qui accepte le passé du conservatoire pour dire à leur manière le contemporain en en faisant – soi-disant- du rock, de la pop, ôt’chose ?)…

 Autre piste à suivre qui a donné de nombreuses bouses : The Nice de Keith Emerson, futur E.L.P., Ekseption et son Mozart de supérettes, la version pompière de Ange, tous ceux qui ratent les effluves de Caravan à Canterbury et qui, voulant faire de l’orfèvrerie, envoient du sous-produit chinois, Yes indeed !

Autre détour, qu’Aquaserge n’emprunte pas, la progéniture du Mylène Farmer de Maman a tort, tout l’inconscient de la normalisation des mœurs : “Je me suis lassé du côté ‘cocooning’ de la pop française actuelle, basée sur la rondeur, le douillet et le confort, avec des prods groove et moelleuses, explique Maxime Chamoux. Une musique où on a l’impression que tous les angles ont été gommés. » Le genre de truc qui faisait dire à Des Esseintes, le héros de A Rebours d’Huysmans : il ne lui restait plus comme choix que la corde ou le poison. Allô Eric Z. ? Mais, après Booba et Aya Nakamura, vous pouvez écouter aujourd’hui les déviances calculées de Bonnie Banane, Anna Majidson, Park Hye Jin ou l’Impératrice…

Passées les fausses pistes, on arrive à la musique dite chiante (à la première écoute), comme le free jazz d’Anthony Braxton ou Cecil Taylor, tous deux référents du contemporain du XXe siècle ou mieux encore du Frank Zappa citant Varèse : Les compositeurs d’aujourd’hui refusent de mourir, tout simplement.

Le genre de musique faisant coup double : décalons les sons, dessalons les cons !  Jeff Beck s’attaquant à Mingus ou rejouant Greensleeves, participe d’un même propos… 

If you're not part of the solution, you're part of the problem. – Eldridge Cleaver. Assez benoîtement, Aquaserge s’écarte de votre problème : pop ou pas, post-machin ou pré-occupé ? Et pour la messe dominicale, dans un cimetière abandonné et masqué pour le clair de lune, vous glisse deux Ligeti et un Varèse. Pour voir hein, pour voir … ·

Alors, Aquaserge ? A rien bien sûr et c’est là tout l’intérêt… 

Jean-Pierre Simard le 25/10/2021
Aquaserge
- The Possibility of a New Work for Aquaserge - Crammed Disc/ Made To Measure