Un K (comme Kafka) décolle au théâtre de l'Echangeur à Bagnolet

« Perspective et théâtre sont deux séries qui s’influencent réciproquement, le théâtre est un lieu sur lequel se joue une scène historique… » Ces mots de Daniel Arasse issus d’Histoires de peinture me sont venus dès les toutes premières minutes de la pièce de théâtre K ou le paradoxe de l’Arpenteur, par la Cie Public Chéri, d’après Le Château de Franz Kafka qui se joue au Théâtre L’Échangeur à Bagnolet jusqu’au 23 octobre.

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Et c’est la mise en scène qui, au premier abord (et au bord du plateau), nous emmène durant un peu plus de 2 heures sur les traces de K, ce personnage en recherche désespérée du Fonctionnaire en chef du château pour qui il travaille, enfin pour qui il pense avoir obtenu un poste d’arpenteur…
De cette subtilité : une simple lettre manuscrite reçue sous forme de promesse, il va dans ce périple se « confronter » à l’absurde réalité d’une administration toute aussi ultra-présente parmi les gens, qu’à jamais invisible.

On mesure rapidement que se joue là une histoire où tous les protagonistes n’ont aucune « perspective » autre que celle d’arpenter le plateau en long en large ; projetant seulement, l’ombre de leurs corps, de leurs êtres, de leurs âmes perdues sur le fond de la scène, au loin, vers cet horizon imaginaire.

Comme le pensait Alberti (qui avait une vision aristotélicienne du monde), « le monde est un espace clos et est fait de la somme de ses lieux », Régis Hébette dans sa mise en scène lui emboîte le pas, en interposant des panneaux à l’intérieur même des 29 scènes de son K ( à lui) qui, non seulement obère la perspective du personnage, mais aussi celle des autres, tout en créant peu à peu un enfermement dans la propre certitude d’avoir la possibilité de rencontrer enfin celui qui est responsable de ce monde absurde et croule sous les procès verbaux…

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Là encore, « la perspective est le modèle de ce qui se joue devant nous, ça ne montre pas seulement, ça pensedisa » écrivait Panovski… Mais est-il encore possible de penser face à la logique administrative qui se noie dans ses propres mensonges jusqu’à douter de sa propre capacité à administrer quoi et qui que ce soit.

La résistance prend le visage d’Amalia, sœur de Barnabé (le messager soit disant entre Klamm et K), personnage central dans cette adaptation, qui montre combien l’opposition à cette absurdité plonge ceux qui résistent dans un ostracisme féroce et délétère : précarité, mise au banc, moqueries… la liste est longue des dégâts que cause cette résistance face à la machine écrasante d’une autorité qui n’exerce pas le pouvoir par la force, mais par le biais d’une « machinerie » plus violente encore : l’absence d’incarnation du pouvoir. Personne ne sait si Klamm, le château même, les raisons pour lesquels il paraît si difficile d’intégrer ce village, d’y travailler, d’y vivre, d’y aimer, sinon l’absurde envie d’échapper aux « papiers de Ministère ».

 Kafka n’a pas achevé ce roman avant sa mort… Il laisse une béance sur les possibles fins du devenir de K, celui qui se croyait arpenteur. Mais ne l’est-il pas, de fait ? La mise en scène et l’écriture de Régis Hébette, ne démontrent-t-elles pas que l’on décide ce que l’on est, parce que l’on quitte un état, une maison, une famille, des amis et que l’on part pour une autre vie ? Et, la vraie transgression de K, c’est finalement de décider de ce qu’il veut être à travers cette certitude d’être « engagé » pour être arpenteur. C’est sa résistance à lui…

La performance des comédiens, 6 au plateau, qui incarnent près de 30 personnages, alimente le vertige de l’absurdité de ces pouvoirs. Enjoué, parfois drôle sans jamais être dans la caricature grotesque, la pièce nous happe dans ce récit, troublant, sans jamais nous angoisser. Elle nous emmène, nourrit notre propre rapport au pouvoir et à la paperasse, à nos propre place dans le monde, à notre propre rapport au travail : car ce n’est pas la seule détermination qui réellement fait de nous ce que nous sommes. Une réussite et une nécessité par les temps qui courent et que l’on arpente tous !

« Les chaînes de l’humanité torturée sont en papiers de Ministères »
F. Kafka

Richard Maniere le 19/10/2021
K ou le paradoxe de l’Arpenteur -> 23/10/2021
Cie Public Chéri ,
d’après Le Château de Franz Kafka au Théâtre L’Échangeur à Bagnolet jusqu’au 23 octobre.