Six pieds sous terre raconté par Corinne Royer

De la tragédie réelle d’un agriculteur en cavale abattu par les gendarmes en 2017, extraire la vérité technique et poétique d’un moment de bascule du monde, et pas uniquement du monde rural.

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C’était le jour mais il lui semblait que la nuit ne finirait plus. Allongé à même la sente où courait une végétation touffue, il avait ouvert les yeux aux premiers cris des passereaux. À présent, l’aube grandissait. Il ne s’en imprégnait pas, il restait tout entier dans l’ombre. Son bassin était si lourdement ancré au sol que les fougères écrasées sous le sacrum avaient rendu une sève huileuse qui lui inondait les reins. Depuis combien d’années ne s’était-il pas éveillé ainsi, à l’aplomb du ciel, dans la clarté encore laiteuse, entre les plis charnus de la terre ? Il fallait sans doute remonter aux fantaisies de l’adolescence, autant dire un sacré bail. Face tournée vers les grands frênes, pieds parfaitement à plat, il ne bougeait pas. Ses jambes étaient positionnées de telle manière que s’il avait relevé la nuque, il n’aurait rien vu du paysage qui se déployait devant lui – seulement la masse de ses cuisses et les deux sphères de ses genoux.
Il referma les yeux.

Le vert tenace qui l’entourait, il n’avait de toute façon pas le courage de le regarder. C’eût été comme s’extraire d’un sommeil de momie : autant se découdre les paupières ou, plus résolument, tailler dedans. En tout cas, il ne se souvenait pas de s’être assoupi les jambes fléchies. Il ne se rappelait pas non plus s’être placé torse offert aux ténèbres, les deux omoplates au contact de la pente. Jacques Bonhomme avait toujours dormi sur le côté, le gauche de préférence, sa grande carcasse ramassée en position fœtale.

Souvent, lors des repas dominicaux, sa mère lui répétait qu’il ne deviendrait un homme que lorsqu’il serait capable de s’endormir sur le dos. Elle s’enquérait régulièrement de son rituel nocturne, s’amusant de savoir qu’aujourd’hui encore seule la posture compacte du foetus favorisait son repos et, par facétie ou plus certainement par affection, elle persistait à l’appeler Mon petit garçon là où la majorité des femmes disaient Mon fils depuis longtemps. Il était l’unique représentant de la gent masculine sur une lignée de trois enfants. Au sein d’une famille où la vocation d’agriculteur se transmettait comme une providence, cette singularité valait bien les considérations particulières d’une mère – même tendrement moqueuses.

En mai 2017, un agriculteur du Charolais, en cavale pendant neuf jours après une série de contrôles administratifs l’ayant peu à peu conduit à la ruine et au désespoir, était abattu par les gendarmes. De ce qui est bien davantage qu’un « tragique fait divers » (dont on trouvera de relativement abondants compte-rendus dans la presse régionale de l’époque, mais aussi d’emblée dans Reporterre, ici, ou dans l’enquête rétrospective conduite par Florence Aubenas pour Le Monde en août 2021, ici), Corinne Royer, dont on avait déjà beaucoup aimé par ici le superbe « Et leurs baisers au loin les suivent » de 2016, a su extraire un roman magnifique, rude et intelligent, complexe et poignant sous ses apparentes simplicité et brutalité.

Publié chez Actes Sud en septembre 2021, « pleine terre » pénètre avec une grande sensibilité (et une puissante mise en perspective documentaire, pratiquée à la fois avec discrétion et avec méticulosité) dans les interstices cruels d’un devenir agriculteur en plein vacillement, entre les errances multi-décennales d’un productivisme systématique ayant depuis longtemps oublié sa « bonne cause » initiale (nourrir la France, dégager des excédents exportables à l’échelle du pays, et utiliser l’agriculture comme une munition politique à l’échelle de l’Europe) pour se transformer en système d’auto-reproduction jusqu’au-boutiste, et les tentatives ou tentations d’échapper aux pires travers de ce système, en y intégrant les effets de fatigue, comme ceux des calculs politiques et locaux, d’où la simple avidité n’est pas toujours absente, loin de là – pas plus que l’incurie d’une administration acceptant souvent de ne pas questionner sa pratique née justement d’une politique ultra-productiviste jamais vraiment remise en question.

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Il était parti. Il avait quitté la ferme des Combettes.

Il s’était affranchi des abrutissements générés par des années d’espérance plus ou moins passive, se sevrant sans préavis des promesses de jours meilleurs administrées comme des sédatifs. Il avait dit non. Il avait refusé de se laisser à nouveau endormir par le refrain habituel : les allègements de cotisations, les crédits d’impôts, les aides aux calamités, les primes à l’hectare, les subventions à l’investissement, à la formation, à l’exportation. Il s’était détourné d’un système où il ne trouvait plus sa place – ni lui ni tous ceux animés du seul attachement à la terre et aux bêtes.

Sur des territoires ruraux arpentés en profondeur technique et humaine, dont certaines facettes hantaient encore récemment des textes pourtant aussi différents que le « Noir canicule » de Christian Chavassieux ou le « Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs » de Mathias Énard, Corinne Royer devine et explicite le malaise vital d’une population, peut-être minoritaire mais elle aussi cruellement en quête de sens, entre résurgence d’un ancestral qu’il ne s’agit pourtant pas d’idéaliser, impératifs sociaux et économiques qu’il est si difficile de récuser, et besoin d’imagination poétique que les bottes estampillées TINA® d’une agro-industrie d’autant plus féroce qu’elle se sent attaquée (même fort modestement encore) n’ont de cesse de piétiner à peine esquissée. Bouleversant de pénétration romanesque, « pleine terre » parvient à sublimer le tragique réel d’un homme abattu au détour d’un chemin de campagne, par une certaine Loi et un certain Ordre.

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Il ne voulait plus être bercé par les plans de compétitivité et d’adaptation, la politique agricole commune, la course au rendement, la sacralisation du modèle intensif, la surexploitation et les monocultures de masse qui rongeaient les terres, polluaient les eaux, empoisonnaient les hommes, éradiquaient les petits paysans. Il s’était toujours méfié de l’agriculture productiviste, ces élevages concentrés, spécialisés, générant endettement et épidémies, favorisant l’agro-industrie avec des tonnes de tourteaux de soja distribuées à un bétail fait pour pâturer dans les champs. Il était persuadé que cette modernité était dépassée, qu’elle était même le contraire du progrès. Il affirmait que, pour soigner l’avenir, les agriculteurs devaient inventer des possibles qui panseraient le cœur des hommes en même temps que les plaies du vivant.

Il l’avait déclaré à maintes reprises, en son nom et en celui des disparus qui remplissaient les colonnes nécrologiques des journaux : il fallait que l’hécatombe cesse, on ne pouvait plus ignorer le comptage macabre des éleveurs terrassés par le désespoir. Ils devaient pouvoir vivre de leur travail, sans assistanat ni mise sous tutelle, sans ce matraquage de normes seulement adaptées aux grandes exploitations. Il s’était exprimé dans la presse, il avait défendu ses positions lors de réunions syndicales, il avait été porte-parole de la Confédération paysanne. Très tôt, avant même les premiers contrôles administratifs à la ferme des Combettes et les sanctions qui avaient suivi, il s’était demandé s’il saurait parler pour les autres, s’il saurait dire l’humiliation et la peine avec des phrases assez aiguisées pour trancher le mal à la racine.
Et la dépossession. Et la honte.

Et l’affront fait aux ancêtres qui avaient transmis des terres fertiles – l’or vert devenu plomb.

Il savait que ce combat n’était pas uniquement sien, ils étaient nombreux à le charrier dans les sillons de leurs veines. Il en était certain, le jour viendrait où la colère épaissirait le sang de toute une communauté, elle emboliserait le calme et la patience qui transformaient les campagnes en nécropoles silencieuses. Il était parti gorgé de cette certitude : il faudrait lutter encore et il en serait.

Hugues Charybde le 13/10/2021
Corinne Royer -Pleine terre - éditions Actes Sud

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