Dudu Pukwana, la bicyclette noire de Joe Boyd
Dernier album produit à Londres par un des plus influents découvreurs de la scène anglaise des 60’s, Joe Boyd, le premier album de Dudu Pukwana n’aura vu le jour sous licence qu’en Afrique du Sud en 1969. Il a ressurgi l’an passé et son histoire vaut largement le détour. La voici.
En 1968, le producteur Joe Boyd était principalement associé au folk britannique avec Nick Drake, John & Beverly Martyn, Nico, Vashti Bunyan et d'autres. Ses associations avec 10 000 Maniacs et R.E.M. étaient encore dans les limbes. Et Dudu Pukwana qui allait devenir un pilier de la scène jazz britannique avec The Blue Notes, avait quitté son Afrique du Sud natale en 1964. Grâce à la réédition de cet obscur album - le premier solo de Pukwana - toute l'histoire est révélée. Il a été crédité au nom mal orthographié de Dudu Phukwana et des "Spears" et n'est sorti qu'en Afrique du Sud en 1969 sur le label Quality, une filiale du label Trutone. L’ironie de la chose est que, ayant fui le pays à cause de l’apartheid, c’est justement là qu’il soit sorti.
Boyd avait croisé Pukwana, comme membre de The Blue Notes, qu'il avait vu jouer au Ronnie Scott’s. Le groupe ayant été reconfiguré pour porter le nom de leur pianiste sous le nom de The Chris McGregor Group, Boyd a produit l'album Very Urgent, publié par Polydor en mai 1968. Un mois plus tard, Polydor sortait le premier album produit par Boyd pour Fairport Convention et ce Very Urgent, orienté free jazz, n'avait rien pour suggérer les origines sud-africaines de ses joueurs. Alors, à l’été 1968, des sessions d’enregistrement pour un album présentant les styles musicaux du Pukwana et de l'Afrique du Sud se tinrent. Ce qui a été publié sous le nom fantaisiste de Dudu Phukwana and the "Spears" - selon les crédits affichés sur la boîte de la bande master.
Le résultat, d'après Boyd, était trop sud-africain pour le marché britannique. C'est pourquoi, lui et Pukwana se rendirent en Afrique du Sud en janvier 1969 pour y organiser une sortie de l'album. Ils y parvinrent, bien qu'avec des résultats douteux : une pochette qui épelait mal le nom de Pukwana et des crédits inexacts. Les titres "Half Moon" et "Kwa Thula" de l'album sont des mix différents du même titre, malgré une note de Boyd, restée lettre morte a Trutone disant que "Kwa Thula" devait être remplacé. Selon les notes de la pochette de la réédition, Dudu Phukwana et les "Spears" se sont à peine vendus - on est au bord de la malversation par Trutone - car le pressage a été vite épuisé et une partie des coûts d'enregistrement récupérée.
A sa réécoute aujourd'hui, il n'a pas vraiment l'air d'un disque de niche, possédant un swing analogue à celui des groupes de jazz de Soho, comme les Blue Flames de Georgie Fame. Et il se peut que les pistes de danse de Londres l'auraient bien accueilli - mais cela reste ( et restera) de l'ordre de la conjecture. Chaque titre est concis, et il n'y a pas aucune faille dans l'interprétation. Le premier morceau, "Pezulu", prépare le terrain pour un set groovy, en accord avec ce qu'on entendait à l'époque ou Flamingo ou à The Scene. La réédition est en tous points identique à l'originale qui sonne magnifiquement : directe, dynamique et percutante.
L'histoire ne s'arrête pas là, car la réédition s’avère un double album. Pendant son séjour en Afrique du Sud, Boyd avait acheté un exemplaire de la compilation Good Luck Motella, mettant en avant le style de voix mgqashiyo (une sorte de mbaqanga). Il a pensé qu'il y aurait peut-être une place au Royaume-Uni pour un album de Pukwana s'inspirant du mbaqanga et revenu à Londres, il a prêté l'album à Richard Thompson de Fairport, qui s'est imprégné de ce qu'il a entendu. Du temps de studio a alors été prévu à Olympic in Barnes où Thompson et son collègue guitariste de Fairport, Simon Nicol, se sont joints à ce nouveau projet. En 2006, un morceau des sessions inédites a fait surface sur la compilation CD White Bicycles : Making Music in the 1960s, publiée pour accompagner la biographie de Boyd.
Les faces C et D de la nouvelle réédition sont tirées d'un album en acétate que Pukwana avait réalisé lors de son passage à New York en 1969. Une face de l'acétate (face C de la réédition) est tirée de l'album sud-africain (y compris une prise de rechange et le son de la bande enroulée à l'envers, crédité maintenant comme "Studio Interlude") et l'autre, face D de la réédition, rassemble cinq morceaux des sessions chez Olympic.
À Olympic, les musiciens présents étaient Pukwana, Nicol et Thompson, et Mongezi Feza (trompette), Harry Miller (basse), Joe Mogotsi (chant), Louis Moholo (batterie) et Bob Stuckey (orgue et pédales de basse). D'autres musiciens sont entendus, mais bien que leur identité soit incertaine, l'annotation fait des suppositions éclairées et justifiables sur leurs noms. Si l'on considère que Thompson et Nicol faisaient partie d'un groupe actif et en pleine évolution, qui s'adaptait encore pour absorber Sandy Denny dans son line-up, venait de sortir l'album What We Did on Our Holidays et travaillait ensuite sur l'album Unhalfbricking (dont certaines parties ont été enregistrées à Olympic), il est fascinant que les deux aient pris le temps d'adapter leur style à la musique sud-africaine. Les notes de pochette sont très détaillées, mais le résultat est ce que l'on entend n'a rien à voir avec Fairport. Nicol et Thompson se sont entièrement intégrés au projet. Fairport Convention a poursuivi sa route, mais les sessions de Pukwana ont été interrompues : Boyd affirme que l'album de 1969 de Pukwana est resté inachevé car le saxophoniste buvait beaucoup trop et n’a rien produit qui méritait d'être conservé. Il a d’ailleurs dû attendre 1971 pour remonter la pente et enregistrer son premier vrai album sorti au Royaume-Uni. Les diggers peuvent toujours essayer de trouver les pressages originaux d’Assagai qui a sorti deux albums d’afro-rock avant Osibisa dont ils étaient proche.
Dudu Phukwana and "Spears" est un must. Ce que l'on entend sur la face D va plus loin en révélant un aspect essentiel et auparavant obscur de Fairport Convention. Jusqu'à présent, les lier au jazz sud-africain à l'époque où ils inventaient le folk-rock anglais aurait semblé improbable. Il y a donc bien une histoire - plus intrigante qu'il n'y paraissait au départ; quand les spécialistes de la relecture jazz étaient plutôt l’autre monument folk du moment, Pentangle. Surprenant, groovy et surtout indatable pour le son. Pépite !
Nota Bene : la structure Weachseason de Joe Boyd étant en faillite à l’époque, il fut engagé par Warner pour bosser à Los Angeles et, dans sa bio, on peut lire que d’avoir laissé l’album en plan est un de ses plus grands regrets. Poetic justice.
Jean-Pierre Simard le 27/01/2021
Dudu Pukwana - Dudu Phukwana and the “Spears” - Matsuli Music 2020