Anne Dufourmantelle : le monde intérieur

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Anne Dufourmantelle, philosophe et psychanalyste, romancière et poétesse, est morte en pleine lumière le 21 juillet 2017 sur une plage de Ramatuelle. Anne Dufourmantelle, c'est l'éloquence et l'élégance du discours mais aussi la cohérence du propos et la simplicité inaccessible de son écriture qui font d'elle une muse de la parole libre et affective comme lieu possible de toutes les fulgurances qui travaillent en secret. Cette passionnée de psychanalyse cultive la parole et les images d'une manière inénarrable dans le prolongement d'un questionnement de fond, déjà entrepris sous l'angle de la philosophie et de la littérature. Elle est un modèle exemplaire et inimitable. Ses livres et études nombreux résonnent comme des manuels de survie, des manifestes de style : “Prendre des risques, c'est oser sortir du statu-quo, identifier tout ce qui nous happe du côté de la répétition, de la fatalité, de la loyauté envers le passé et ainsi s'ouvrir à l'inattendu”, nous livre-t-elle dans son essai intitulé “Se trouver”.

Anne Dufourmantelle mêle son expérience de psychanalyste et de l'écoute intelligente à travers le prisme éblouissant de son âme - guérisseuse - et poétique en suscitant une synthèse réussie des bleus de l'âme: “entendre l'enfant présent dans ce patient qui nous parle”, dit-elle. Elle exprime ce qui est vécu de l'intérieur d'une mémoire commune. Ce qui fait d'elle une poétesse et une conteuse qui sait projeter dans le langage vivant toutes les expériences d'une mémoire immense. Le charme réel d'Anne Dufourmantelle réside dans sa consistance et des sentiments qui peuvent séduire de nombreuses générations. Ses écrits sont un microcosme de l'âme et du cœur humains, sous ses aspects les plus subtils et les les plus secrets. Nous sommes immensément redevables à Anne Dufourmantelle parce qu'on apprend à ses côtés à se perdre avant de se trouver.

Elle nous invite, à travers la psychanalyse, “au risque de ne pas se reconnaître, de perdre ses repères, d'entrer dans la non-conformité avec soi» {...} «Il y a forcément de la perte lorsqu'on fait un travail sur soi.” C'est une langue qui reste réfractaire à l'usure et à l'érosion du temps. On y entend la palpitation d'un cœur amoureux qui n'est aussi que celui d'Anne Dufourmantelle elle-même. Elle s'exprime sans préceptes moraux, seulement par une observation minutieuse des mœurs du temps et des lieux bleus, là où se produisent dans le cerveau les rêves. Son style élégant et noble devient un modèle exemplaire d'expression : la recherche de l'être harmonieux. Des images soignées, condensées en perles de pensée en voie vers des pérégrinations poétiques.

Car avec Anne, il est toujours question d'un mouvement vers quelque chose, de même qu'un recul devant cette même chose. Un mouvement dialectique de la poétesse et de la psychanalyste et philosophe. Les images s'emboîtent les unes dans les autres en autant de métaphores et les sens qui s'en dégagent font irradier les multiples facettes de la réalité insaisissable. En conciliant le langage symbolique avec une «popularité», elle devient l'amie intime de toute maison. Elle éveille par la clarté de son langage et les correspondances occultes. Elle éveille en tout cœur l'Appel: tout auditeur, tout lecteur y peut y déceler une allusion à son désir, capable d'entendre son secret et de l'accorder aux modulations de son chant.

Le monde où s'épanouit la vision de la philosophe est un monde ouvert et hospitalier. Elle forme une topographie poétique de l'intérieur. Chacun trouve chez l'écrivaine une partie de lui-même. Cette connivence de la poétesse envers tous les lecteurs: on s'en imprègne spirituellement parce qu’Anne Dufourmantelle pénètre le cœur. Avec elle, c'est l'éclosion spontanée par son jeu de correspondances et de résonances qui forme des ondes suscitant la grâce. La polyphonie du mot “âme”, chez Anne Dufourmantelle, touche tout cœur l'illuminant entièrement. On éprouve alors ce “ravissement” qu'elle même ressentait lorsqu'elle lisait un texte de philo. Anne, même si on ne la connaissait pas, la force dans l'âme, le courage dans le corps, on l'aime.

Laura Benedetti, le 12 janvier 2021

De l'hospitalité, avec Jacques Derrida, Paris, Calmann-Lévy, 1997 (ISBN 978-2-7021-2795-7)

- Prix Raymond-de-Boyer-de-Sainte-Suzanne 1998 de l’Académie française