Avec Betty, le quotidien des racisés dans les 60's en Ohio
L’enfance et l’adolescence d’une « Petite Indienne », la mère de l’autrice, dans l’Ohio rural et raciste des années 1960. Âpre et beau.
Betty, la narratrice, est la « Petite Indienne » : sixième parmi huit enfants, sa mère est caucasienne et son père cherokee, dans une Amérique des années 1960 où tout ce qui n’est « pas blanc », tout particulièrement dans les états du « Sud » (auquel l’Ohio rural où se déroule le roman se rattache par bien des aspects), fait vite l’objet d’un racisme viscéral que la lutte contre la ségrégation et pour les droits civiques des Afro-Américains est alors bien loin d’avoir ne serait-ce qu’ébranlé… Au fil des pages et des années qui s’écoulent, entre enfance et adolescence, au fil des malheurs, petits ou grands, qui s’abattent sur la famille aussi, et enfin au fil de certains secrets inavouables, surgis du passé et influençant lourdement le présent, Betty, qui entretient des relations de communion à la fois intimes et féroces avec la nature, et qui joue un rôle central même lorsqu’elle ne le sait pas, elle, « la plus foncée » de la famille (en dehors de son père), se repose sur de minuscules rituels d’écriture pour avancer et survivre, pour grandir et vivre, en imaginant des pratiques toutes personnelles (et en ayant aussi ses propres secrets, qu’elle ne partagera pas tous immédiatement avec la lectrice ou le lecteur).
Papa a cherché dans la poche de sa chemise et il en a tiré une pierre couverte de petits cratères.
– Tu vois, ça c’est l’étoile pas encore mûre que j’ai cueillie.
Il me l’a tendue. Puis il a relevé la jambe de son pantalon et m’a montré une décoloration violacée sur sa rotule droite.
– Je me suis cogné le genou contre le tronc de ce gros arbre en y grimpant, et j’ai récolté cette ecchymose. (Il a posé la main sur sa rotule.) Si les gens me demandent pourquoi je boite, eh ben maintenant, je leur dirai que je me suis abîmé le genou en grimpant à l’arbre aux étoiles.
J’ai regardé de plus près cette décoloration violacée. C’était la même tache que celle que la confiture de mûres avait laissée sur le bout de ses doigts au petit déjeuner.
– C’est pas une étoile, lui ai-je dit en soupesant la pierre. C’est juste un caillou de la rivière que tu as pris à Lint. Et c’est pas une ecchymose. Tu t’es juste barbouillé de confiture de mûres.
– J’avais jamais imaginé que tu pourrais arrêter de croire à mes histoires, Petite Indienne.
Sa voix a paru écrasée sous le poids de la tristesse qui figeait les plis de son front. Il a baissé les yeux, comme si le sol pouvait détenir une réponse.
– Mais je crois que tu es allé sur la lune, P’pa.
Mais c’était trop tard.
Faisant porter le poids de son corps sur sa jambe gauche, il s’est levé lentement.
– Nan. C’est comme t’as dit. C’est juste un caillou. Rien d’autre. C’est stupide de croire que je pourrais aller sur la lune, hein ? Pas un zéro comme moi.
Je venais de provoquer une nouvelle fêlure dans un homme qui était déjà brisé.
Avec ce deuxième roman, publié en 2020 et traduit la même année par François Happe chez Gallmeister, l’authentique fille de Betty, Tiffany McDaniel, signe une belle réussite d’hybridation sensible et intelligente, entre roman de racisme et de classisme, roman familial (pour le meilleur et pour le pire), roman féministe (particulièrement affûté), roman d’apprentissage et roman de nature. L’équilibre est presque miraculeux entre ces différentes composantes, la cruauté et la tendresse y développent une alchimie rare et périlleuse, mais la poésie et l’art d’imaginer et de conter, quoi qu’il arrive, sous le signe des racines cherokee revues et corrigées par Landon Carpenter, le père, en osmose avec sa troisième fille, emportent in fine la lutte sauvage qui habite ces pages, même dans leurs moments les plus bucoliques en apparence.
Devenir femme, c’est affronter le couteau. C’est apprendre à supporter le tranchant de la lame et les blessures. Apprendre à saigner. Et malgré les cicatrices, faire en sorte de rester belle et d’avoir les genoux assez solides pour passer la serpillère dans la cuisine tous les samedis. Ou bien on se perd, ou bien on se trouve. Ces vérités peuvent s’affronter à l’infini. Et qu’est-ce que l’infini, sinon un serment confus ? Un cercle brisé. Une portion de ciel fuchsia. Si l’on redescend sur terre, l’infini prend la forme d’une succession de collines ondoyantes. Un coin de campagne dans l’Ohio où tous les serpents dans les hautes herbes de la prairie savent comment les anges perdent leurs ailes.
Je me souviens de l’amour incandescent et de la dévotion autant que de la violence. Quand je ferme les yeux, je revois le trèfle vert-jaune qui poussait autour de notre grange au printemps, tandis que les chiens sauvages venaient à bout de notre patience et de notre tendresse. Les temps changent pour ne jamais revenir, alors nous donnons au temps un autre nom, un nom plus beau, pour qu’il nous soit plus facile d’en supporter le poids, à mesure qu’il passe et que nous continuons à nous rappeler d’où nous venons. En ce qui me concerne, je viens d’une famille de huit enfants. Nombre d’entre eux sont morts dans leur première jeunesse. Il y a des gens qui ont reproché à Dieu de ne pas en avoir pris davantage. D’autres ont accusé le diable d’en avoir laissé encore trop en vie. Pris entre Dieu et le diable, l’arbre de notre famille a grandi avec des racines pourries, des branches brisées et des feuilles rongées par les champignons.
– Il est tout tordu et amer parce qu’il ne croit pas en la lumière, disait mon père à propos du grand chêne des marais qui poussait dans notre jardin.
On songera peut-être ici aux machinations politiques et poétiques qui hantaient, dans un tout autre contexte social, le si beau « Et quelquefois j’ai comme une grande idée » de Ken Kesey, ou bien l’on ressentira comme des échos souterrains de l’halluciné « Et l’âne vit l’ange » de Nick Cave. Si « Betty » met en jeu tous les ressorts dissimulés d’une véritable tragédie grecque, avec une puissance d’abord insoupçonnable mais d’autant plus oppressante ensuite, le roman est bien loin de n’être qu’un jeu cruel auquel il s’agit d’échapper. Comme, assez paradoxalement, dans le « Mama Red » de Bren McClain, ou de façon plus rusée, dans « Le bon frère » de Chris Offutt, il y a bien ici en jeu une manière opiniâtre de nier les déterminismes, en s’en accommodant ou en les combattant, en acceptant ce qui ne peut être évité et en pesant de tout son poids au bon moment et au bon endroit, mais le ressort souverain de cette lutte et de cette émergence demeure du début à la fin, une foi dans la beauté du monde, ancrée dans celle de la nature et dans celle des mots qui savent la traduire, qu’il s’agit bien d’affûter au fil des pages et des années. Et c’est ainsi que Tiffany McDaniel nous offre aussi, et peut-être bien surtout, une magnifique démonstration de ce que la littérature et la poésie peuvent faire – et font – au monde anxieux qui les choisit envers et contre tout.
Ce n’étaient pas des routes ou des rues qui serpentaient entre les collines et sillonnaient la plaine, mais des « chemins », comme si les gens du coin avaient voulu dire, en les nommant ainsi, que ces chaussées de terre n’étaient rien de plus que des sentiers élargis. Main Lane était l’artère principale dans laquelle se trouvaient la boutique Saint Sammy’s, le magasin de jouets Moogie, Fancy’s Dress Shop, qui vendait des vêtements pour femme, et d’autres commerces. De Main Lane partaient des chemins résidentiels, où chaque maison possédait sa Bible de famille et une bonne recette pour faire son pain. En dehors de l’agglomération, des fermes possédaient toutes les terres. Sous sa forme la plus saine, Breathed était une femme, épouse et mère, qui ne manquait pas d’accrocher ses drapeaux sur son proche chaque 4 Juillet, jour de la fête nationale. Sous sa forme la plus sombre, c’était une ville où vous pouviez mourir vidé de votre sang sans la moindre blessure ouverte.
Tiffany McDaniel - Betty - éditions Gallmeister
Hugues Charybde le 12/01/2021
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