L'AUTRE QUOTIDIEN

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“La Tannerie” de Celia Levi : Une&nbsp;<em>éducation sentimentale</em>&nbsp;flaubertienne pour les amis du 104

Un tiers lieu contemporain, en filtre ironique, tendre et cruel d’une éducation sentimentale et d’une gestion quotidienne de l’utopie restant toujours à imaginer.

La péniche s’immobilisa. Elle retournait vers la berge.
Jeanne se sentait perdue. La fanfare avait cessé de jouer. Des musiciens se préparaient pour le bal, les techniciens installaient des micros, branchaient des amplificateurs. Les VIP buvaient dans les cabanes qui ressemblaient à de petits salons avec des tables basses, des poufs et des coussins.
Le maire allait arriver, avec la ministre de la Culture. Il fallait se tenir prêt, des accueillants couraient, donnant des ordres dans leur talkie, il restait des transats à replier, il fallait remonter au bureau imprimer des programmes, disposer les chaises, un lutrin s’était cassé, vite, vite. Un homme grand et maigre, chauve, avec un veston violet, des bretelles au pantalon, parlait à Paula, elle hochait la tête. Il vérifiait, tournait sur lui-même, puis serrait des mains. Que dirait-on si on la surprenait comme ça, immobile, à ne rien faire. Escortés par la sécurité, la ministre et le maire se dirigeaient vers une estrade face au canal. Un homme de la sécurité la poussa vivement. Elle se plaça derrière la foule qui entourait l’estrade. Le micro fonctionnait mal, Paula courut en chercher un autre accompagnée d’un technicien au tee-shirt noir.

Venant de terminer ses études à Rennes, Jeanne est venue chercher un emploi à Paris, à la mesure de ses capacités supposées et de son manque d’assurance. Après un stage non concluant dans une librairie, elle accepte un emploi temporaire à la Tannerie, un « tiers-lieu » culturel en pleine expansion, installé dans une ancienne friche industrielle de Pantin, au bord du canal de l’Ourcq. Après pas mal de stupeur et quelques tremblements du fait de son inexpérience et – peut-être – de certaines caractéristiques non dites du soft management contemporain, que ne dissipent pas tout à fait l’ambiance cool et la bienveillance apparente de la direction du lieu, elle surmonte ses inconforts, et se prend bientôt à rêver de CDI, de promotion et de l’un de ses collègues (qui se trouve néanmoins être, de facto, l’un de ses supérieurs hiérarchiques). L’avenir, personnel et professionnel, de Jeanne se jouera-t-il à la Tannerie ou lui faudra-t-il, d’une manière ou d’une autre, déchanter ?

Il pleuvait ce jour-là. Jeanne arriva en avance, trempée, elle n’avait pas pris son parapluie. Les grilles étaient fermées. Elle sonna plusieurs fois, fit le tour du bâtiment. Un agent de sécurité lui ouvrit, elle inscrivit son nom sur le registre. La halle était déserte. Elle demanda à l’agent de sécurité où elle de vait se poster, où était Paula, il ne savait pas qui était Paula, il ne savait rien. « Ce n’est pas mon travail, lui dit-il en souriant, je me contente d’ouvrir la porte et de demander des autographes. » Elle avait imaginé qu’ils seraient tous là, comme avant les vacances, que cette journée ne serait qu’un prolongement de la fête interrompue. L’homme appela son chef pour l’aider. « T’es une accueillante ? faut que tu ailles du côté des cuves, tu traverses la première halle, tu vas à droite, tu prends l’escalier à gauche puis c’est tout droit, dans le grenier, y’a des grosses machines au centre, tu suis les lumières vertes. »
Jeanne se perdit, elle erra, ne sachant pas s’il s’agissait du grenier car des machines il y en avait partout, des projecteurs, des échelles mécaniques. Cela ressemblait à un grand entrepôt où s’entassaient des centaines de caisses, de câbles, des morceaux de décors, des tables et des chaises. Il y avait aussi sous vitre des branchements électriques qui clignotaient, le long des murs. Un grondement en sortait qui faisait trembler l’air. ELle montait et descendait des escaliers et c’était toujours des espaces infinis, des portes, des couloirs et des escaliers sans fenêtres, ou alors les ouvertures étaient si hautes qu’elle ne voyait qu’un morceau gris de ciel. Parfois elle essayait d’ouvrir une porte qui était condamnée. Il n’y avait personne, affolée, elle courait presque. Elle se retrouva sur une passerelle extérieure très haute et très étroite. En dessous s’étendait la halle, un long rectangle, le toit était soutenu par des travées métalliques et des colonnes de fer. Au milieu, des rubans de signalisation délimitaient des carrés où gisaient des casques, des instruments, elle crut apercevoir un museau d’ours, une cloche en verre était en cours d’installation, plusieurs nacelles à l’arrêt peuplaient l’étendue déserte. Elle finit par retrouver l’escalier par lequel elle était venue. Elle vit au fond de la grande halle la silhouette de Paula. Celle-ci la cherchait, elle était en retard, il fallait remonter au bureau chercher son gilet. Elle parlait sèchement. Jeanne lui expliqua qu’elle s’était perdue, elle était rouge, suante, les cheveux mouillés, il y avait en haut des machines, elle avait suivi les indications de l’agent de sécurité.

C’est déjà grâce à ma collègue et amie Marianne que j’avais découvert Celia Levi, venue présenter en 2014 à la librairie Charybde son troisième roman, « Dix yuans un kilo de concombres », rencontre à écouter ici. C’est à nouveau grâce à elle, après la nouvelle rencontre animée par ses soins chez Charybde (à Ground Control, donc, ouvrant la possibilité d’une subtile ironie, de tiers-lieu à tiers-lieu), que j’ai pu découvrir le quatrième roman de l’autrice, « La Tannerie », publié en août 2020, toujours chez Tristram, et que j’ai eu envie de m’y plonger derechef.

Comme le soulignait si justement Christine Marcandier dans sa superbe chronique dans Diacritik (à lire ici), et comme nous l’auraient rappelé sinon le parallélisme possible avec le premier roman de l’autrice, « Les insoumises » (2009), avec ses échos et ses calques volontaristes de la grande littérature française du XIXème siècle, « La Tannerie » est bien une éducation sentimentale flaubertienne où les repères auraient été sciemment renversés et placés en déséquilibre, flux et reflux de l’Histoire et de ses luttes obligent. Le tableau intime d’une jeunesse désorientée et désenchantée, mimant – en ne sachant trop si elle y croit ou non – des comportements issus du passé, à perpétuellement redécouvrir, que ce soit en termes d’insertion dans des cercles amicalo-professionnels, en termes de conquêtes amoureuses ou en termes de participation à des luttes sociales et politiques, est brillamment brossé, résonnant avec force avec celui, par exemple, qui dominait le « Mobiles » (2013) ou le « La Toile » (2017) de Sandra Lucbert.

La tablée s’indignait. Mais aucun ne semblait réellement croire aux phrases qu’ils prononçaient. Jeanne écoutait, n’osait rien dire. Elle pensait à son contrat qui devait être renouvelé, avait peur qu’il ne le soit pas avec cette affaire. Saïd avait des mouvements d’épaules, une moue dégoûtée. Les conversations particulières reprirent. On se racontait ses expériences, les humiliations subies, la dureté du travail, le sentiment d’exploitation, les contrats de courte durée qui se prolongeaient. Ils revenaient sur la réunion, les mots insultants, de petits détails. Et les mêmes expressions étaient répétées d’un groupe à l’autre. Julien pour une fois ne tenait pas le crachoir, il arborait un air affligé, pensif. Plus ils parlaient, plus ils se sentaient honteux, chacun de son côté, d’avoir été corrigés publiquement, d’avoir accepté l’offense. Ils avaient peur, pas d’un renvoi, non, c’était une crainte sourde, plus profonde, un sentiment confus qui les envahissait, qui était plus fort que l’amour-propre, que la honte, un besoin irrépressible de tranquillité. Saïd et Nadia murmuraient à l’écart, ils semblaient s’entretenir de tout autre chose. Jeanne les observait. Elle se rappelait ce que Marianne lui avait dit, qu’ils étaient ensemble. Jeanne trouvait qu’ils se ressemblaient, ils avaient tous deux un air grave et enfantin à la fois. Ce qui se passait à la Tannerie ne les atteignait pas. Jeanne se demandait ce que Saïd avait ressenti lorsqu’il était sorti de la salle. Il n’avait pas commenté l’incident, comme s’il l’avait déjà oublié. On commençait à bâiller, il était temps de se séparer. Rien ne fut décidé. Ils verraient bien.

C’est toutefois dans deux directions particulières, sous-jacentes à tout le propos, que le roman m’a le plus touché personnellement. Il y avait certainement là matière à essai, mais Celia Levi a su résister à la tentation de la glose, et tout ici sera développé uniquement à travers les ressentis, analytiques ou plus instinctifs, voire simplement esquissés, ou même non dits (et à inférer en conséquence), de son personnage principal, et des divers chocs, petits ou plus grands, que cette poignante et si attachante boule de flipper aura à essuyer au fil des 360 pages.

Tout d’abord, le choix incisif de situer l’action et la réflexion dans et autour d’un tiers-lieu « parisien » contemporain devient aussitôt emblématique : comme le compilait et l’ordonnait le remarquable travail effectué par plusieurs collectifs d’architectes, urbanistes et sociologues pour la Biennale d’Architecture de Venise avec « Lieux infinis – Construire des bâtiments ou des lieux ? » (2018), le développement de ces hybrides – artistiques, culturels, festifs, sociaux et ouverts sur le monde et les êtres humains dans leur diversité – constitue bien une opportunité extraordinaire, et presque une ardente nécessité, dans une époque où fleurissent plutôt – quels que soient les discours d’accompagnement proposés – le cloisonnement, le repli et l’absence de curiosité ou de véritable générosité. Tiraillés à loisir entre des exigences souvent contradictoires, placés au croisement de logiques opératoires souvent furieusement divergentes, ils présentent, y compris dans leurs missions réputées en apparence les plus « frivoles », une difficulté de gestion concrète  qui ferait exploser rapidement bien des entreprises plus « classiques ». Lieux par excellence de la résistance du réel à l’imagination nécessaire, lieux où les faiblesses et les cynismes occasionnels se paient très cher, il constituent un lieu d’observation et d’expérimentation privilégié quant aux difficultés qu’affrontent les volontarismes utopiques contemporains.

Ensuite, projetées dans le tiers-lieu qu’est la Tannerie comme sur un grand écran, les limites du progressisme face au capitalisme, jusque dans le quotidien du management, s’y font particulièrement éclatantes. Même lorsque la contrainte financière du retour sur investissement pour les actionnaires semble absente ou levée, un point aveugle irréductible se manifeste dès que l’occasion lui est laissée, et même autrement : Muhammad Yunus, dans son « Vers un nouveau capitalisme », butait en 2007, même en ayant « supprimé » dans son modèle la rémunération financière du capital, sur le piège de l’efficacité et sur le management qui semble en découler trop naturellement. « La Tannerie », dans son mélange même de tendresse et de cruauté, d’ironie et d’empathie, nous rappelle à point nommé que les modalités concrètes de gestion des utopies indispensables à nos survies, entre peurs omniprésentes et compétitions intériorisées, restent encore largement à imaginer et à inventer.

Entre un shot de vodka et un rhum arrangé, ils passaient d’un pessimisme noir (la fin du monde était proche) à un enthousiasme béat pour les énergies renouvelables. Un soir, ils convinrent qu’ils avaient de la chance de travailler dans un endroit qui sensibilisait aux problèmes actuels, malgré tout ce qu’on pouvait reprocher au lieu.
Ils répétaient des phrases glanées à la radio, des formules toutes faites lues dans les journaux, s’en gargarisaient, l’œil embué ; les regards se faisaient vagues. Ils devenaient tendres. Chacun déclarant à l’autre combien il l’appréciait, un sentimentalisme débordant qui très vite leur ferait un peu honte. Jeanne, qui n’était pas habituée à boire autant, était émue, elle était bercée par ce flot de paroles ineptes. Elle était heureuse d’être embrassée, flattée de toute cette sympathie, qu’elle imaginait être une communion des âmes. Et il est vrai que les chicaneries du quotidien s’évanouissaient pour laisser place à une affection qu’ils pensaient sincère. Dans ces moments de brume de l’esprit, d’épanchement des coeurs, ils étaient remplis de tendresse, tout en sachant – et souhaitant écarter la conscience du caractère éphémère de ce sentiment – que le lendemain les intérêts personnels reprendraient le dessus.
Ces soirées scellaient tout de même des amitiés et cela Jeanne l’avait compris.

Celia Levi - La Tannerie- éditions Tristram,
Hugues Charybde le 21/09/2020

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Celia Levi par Bruno Dewaele