Fiat lux : Base Martha par Roxane Daumas

On ne peut échapper à la projection de la folie des hommes et de la guerre. Restée en suspens depuis plus de 75 ans, la Base Martha est marquée par le temps, il se devine dans l’extraordinaire complexité du béton. Les prises de vues ont été réalisées la semaine précédent les travaux de restructuration. 

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Chaque dessin s’appuie sur un travail photographique en amont. Pourtant, les photographies sont traitées dans la perspective des dessins. Chaque zone de l’image est retravaillée, sculptée pour extraire l’essence sensible du sujet abordé. Une opposition constante entre attractivité et répulsion, lumière et obscurité.

C’est un site singulier, chargé d’histoire. Niché dans le port autonome de Marseille, ce bunker (dont le nom de code était Martha) devait devenir la principale base de sous-marins allemands en Méditerranée. C’est un colosse de béton armé brut de 251 mètres de long et 45 de large, protégé par un haut mur, face à la mer. La structure était censée résister aux bombes de 10 tonnes avec un toit de 7 mètres d’épaisseur et des murs d’enceinte de près de 3 mètres. Sa démesure le rend indestructible. En 1944, ce bunker représentait la présence allemande à Marseille.

A se trouver face aux œuvres de Roxane Daumas à la galerie Dominique Fiat, on ne peut que se trouver profondément séduit par l’entredeux de ces très grands dessins, en moyenne 208 x145 cm, magnifiquement encadrés, dans une approche qui confond la photographie dans ses repaires spatiaux et qui rend compte des perspectives, de la structure du plan, de la façon dont la lumière touche le béton, et s’empare presque photographiquement de la “situation” dans une intercession qui fait enter le regard dans ce trouble si cher au mouvement hyper-réaliste. La  richesse des nuances de gris, le réhaussement des noirs devenus très profonds, affirme à mon sens une  intense écriture de l’espace où l’approche de la lumière agit comme au fondement de l’entreprise photographique non psychologique, pour “accomplir” cette sensibilité du trait, similitude avec  la chambre photographique, mais avec d’autres nuances, d’autres prescriptions, une autre ambivalence qui, en posant tous les détails très précisément, se libère de la camera, pour revenir à son antécédence, le trait, le crayon,  affirmant le geste comme élément fondamental de notation objective des lieux.

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Il est question dans Base Martha, d’ appréhender au final des espaces vides, monumentaux, abandonnés et en saisir une forme de révélation objective, sans complaisance. Le trait ici accuse plastiquement la volonté de voir. Une certaine “inquiétante étrangeté” s’empare du regardant, on pense aussi à un décors de film noir, la problématique de ce lieu issu de la dernière guerre mondiale, s’évacue pour devenir cet objet particulier du voir où tout s’apparente à une photographie qui aurait trahi son medium pour se réfugier à l’ombre masquée de la main qui trace l’envers de l’image rendue à elle même dans une forme plus spéculaire, comme au fond d’un miroir inversé et plan, miroir obscur ou miroir clair, selon le voyage que propose l’image en soi.

Tout le mystère de l’acte créatif semble venir interroger l’ambivalence revendiquée de cette sortie de l’image, entre media référents et production d’un tableau d’apparence sage et posée. Le trouble  de la perception engendrerait ce croisement des limites et des frontières.

Il existe une série de six plus petits tableaux, 62 x51 cm, Base Martha, de 9 à 13, photographies, gomme bichromatée, dont les noirs sont densifiés par une pierre noire. Cette série m’a semblé se rapprocher d’un théâtre, d’un décor plus précisément, les grands aplats noirs semblant les réserver de loin à la vue, comme si cette inquiétante étrangeté les faisait apparaître au loin, du fond de l’oeil, du fond de la mémoire. Y a t il un tragique dans cette situation où git un passé obscur, où s’altèrent à jamais les lieux d’un drame inconnu, proches de cette sensibilité percevante touchant un point de résonance dans le silence évidé, un temps en suspens.

Quoiqu’il en soit un Fascinum a agi, à faire se répondre et dialoguer les allers-retours entre photographies réhaussées de pierre noire et dessins citant le plan photographique dans un geste hyper-réaliste, Roxane Daumas a fait entrer ces lieux hantés dans une mémoire collective, comme la révélation d’ une forme d’objet d’art parfait, magnifiquement réalisé, dont la présence s’affirme pleinement, une fois passé l’identification du medium utilisé.

Sans doute, une trace assumée de ce qui l’a retenue au plus fort et au plus longtemps de son articulation entre les perceptions profondément intimes, cette volonté de traverser le temps, d’y parcourir et de noter l’invisible, fantômes, virtualités, écoutes des silences, se sont elles révélées dans les projections d’un chant qui confond l’illusion, puis borne ce paysage intérieur sans plus de finalité que d’en extraire une essentialité  brute faite de pierres, de murs, de ces bois qui s’empilent, de ces mélanges de formes, carrées, rondes, de ces impressions de textures rendues perceptibles finement par le trait. Et c’est sans doute par cette notation de la main, du trait que s’effectue une portée de l’invisible dans le visible, ce qui dérangeait de la lecture des lieux dans l’évocation d’un sanctuaire dédiée à la mort, se trouve alors désactivé au contact de la mine de plomb, retrouvant le trouble des apparitions qui ne durent pas, qui ne semblent jamais avoir été,  même si elles ont muté vers une forme accomplie de leur état, 75 ans après, par la main et les yeux de l’artiste.

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Pascal Therme: Quelles sont tes références picturales majeures et celles qui font “guide” dans ton propre travail?

Roxane Daumas: Mes références sont multiples et pas exclusivement picturales.

Hyperréalisme de Ron Mueck

Thomas Demand et l’ambiguïté entre fiction et réalité de son travail

La perte de repère chez Escher

Les sculptures de Rachel Whiteread

Les installations (modules) de Dan Peterman, de Mona Hatoum.

Les Becher, Candida Höfer

George Rousse et la perception de l’espace

Le béton complexe et multiple de Tadao Ando et son travail de lumière dans l’architecture et le perception des matériaux

La lumière chez Goya, Philip Lorca di Cosia, Le Caravage, Peter Grenneway

Pascal Therme: Comment est née cette exploration du trait, du dessin et à partir de quels lieux te sens tu “libre”, au fond pourquoi cette base sous-marine et quelles suggestions de l’Histoire dans quelle évocation… que représentent ces lieux ?

Roxane Daumas: Je dessine depuis que je suis petite. J’ai commencé à utiliser la pierre noire fascinée par le travail d’Ernest Pignon Ernest jeune adolescente. Le dessin me suit depuis toujours. Je m’en suis éloignée durant mes années au Beaux-arts… j’y suis revenue depuis 5 ans.

Mes travaux interrogent des espaces en suspens, en transition, ceux dont on ne sait que faire. Les lieux que je choisis pour développer mes sujets présentent une charge symbolique très forte qui relève, selon les cas, de faits historiques, de choix sociaux-économiques ou de politiques multiples d’aménagement des territoires. Les espaces que je traite s’érigent comme les témoins de drames, de faillites sociales, de projets avortés, de spéculations déraisonnées, de projets irrationnels…Ils deviennent les temples, les marqueurs, le paradigme de l’incohérence de nos sociétés contemporaines. On ne peut les ignorer. Ils ponctuent nos paysages. Ils témoignent de ce que nous sommes. Ils sont nos propres contradictions.

Je ne peux contenir mon envie de voir, traverser, contempler, observer, m’imprégner, photographier et retranscrire. Ils sont attractivité et répulsion.

La Base Martha est un site particulièrement édifiant et chargé, car il renvoie directement à un épisode noir et récent de notre histoire, la seconde guerre mondiale et ses horreurs. La présence des nazis se lit encore sur les murs du colosse (peintures rupestres bavaroises, croix gammées, écritures allemandes). On ne peut échapper à la projection de la folie des hommes et de la guerre. Restée en suspens depuis plus de 75 ans, la Base Martha est marquée par le temps, il se devine dans l’extraordinaire complexité du béton.

Pascal Therme :   Comment as-tu choisi ces grands formats dans un dessin qui fait image et plus, photographie et comment les gommes bichromatées, qui sont des photographies sont-elles l’objet ensuite du trait, des valeurs sombres, du noir, dans une inversion de la source, à la croisée du dessin et de la photographie ?  Comment ces rapports sont ils productifs en soi et comment établissent-ils un processus créatif global, qui semble se décomposer en plusieurs phases?

Roxane Daumas:   L’acte photographique est systématiquement ma première approche et ma première distanciation au sujet. Le cadre et l’exposition sont déjà pensés dans la perspective du dessin. Je n’ai pas d’ambition documentaire. Mes dessins ne sont que la projection de ma perception sensible du lieu. Ils sont contradiction. Très réalistes mais pourtant fantasmés, obscurs mais ils révèlent la lumière, grands à notre échelle mais très petits au regard des espaces photographiés…

Brouiller les perceptions entre dessin et photographie, ce qui est et ce qui est montré. La facture extrêmement réaliste prend tout son sens. Conter notre monde. Conter, et non documenter. Créer l’ambiguïté.

Raconter ce que nous sommes. Imager notre incroyable faculté à réinventer nos mémoires collectives ou individuelles. Proposer un point de vue. Mon travail n’est pas documentaire. Le bâtiment n’est d’ailleurs jamais photographié dans son entièreté ni conceptualisé dans son environnement.

Je n’exploite pas les photographies en tant que telles mais les traite, les développe numériquement dans la perspective des dessins. Chaque zone de l’image est retravaillée, sculptée pour extraire l’essence sensible du sujet abordé. Une opposition constante entre attractivité et répulsion, lumière et obscurité.

La pierre noire, technique de dessin la plus dense qu’il soit, exacerbe les noirs. La lecture spatiale et fonctionnelle du lieu se brouille.

Cadrages, contraste et densité participent à l’élaboration d’une réalité fictive.

Les grands formats et l’utilisation de ce médium (pierre noire) permettent un traitement très précis des détails et une grande variation de nuances. Ainsi, la facture réaliste des dessins renvoie au premier abord au médium photographique et à une certaine forme de réalité. Tout mon travail a pour ambition de développer l’ambiguïté, la dualité entre ces deux médiums, photographie et dessin, objectivité et subjectivité, afin de créer le doute et renforcer le questionnement de ce qui est ou a été, de ce qui relève de la réalité visible ou du fantasme.

Les gommes bichromatées viennent en contre point des dessins. Elles sont objets photographiques mais sont portant de facture bien plus picturale que les dessins. Elles participent ainsi à encrer l’ambiguïté entre les médiums…

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Pascal Therme: Quelles références à l’hyper-réalisme?

Roxane Daumas: Vitaly Pushnitsky, George Shaw

Pascal Therme: Base Martha 7 semble pencher vers plus d’abstraction, dans une montée formelle d’un théâtre  de simulacres, de traces issues directement d’impressions alors que Shlosser semble habiter Base Martha 8, notamment avec cette paille au premier plan?  te situes tu dans cette figuration narrative ou ton trait a t il sa propre liberté et t’emmène t-il ailleurs?

Roxane Daumas:  La base Martha 7 est effectivement plus abstraite que les autres. Le point de vue s’attache aux traces déposées par strates successives. La composition est plus formelle. En faisant cette photographie, j’ai pensé à Raushenberg.

Si tu penses à Gérard Shlosser, non, je ne me considère pas dans une narration. Ses points de vues sont très cinématographiques. Mon rapport à l’espace est plus distancié. J’ai choisi un éventail qui montre les différentes physionomies du lieu. Le RDC, très haut de plafond et son aspect presque « cathédrale ». Le premier étage, beaucoup plus bas, avec ses ouvertures en longueur qui donnent sur ce mur protecteur.

Pascal Therme: On connait les rapports de Schlosser avec le cinéma, une caméra oeil d’un peintre cinéaste, et la photogramétrie, notamment le montage et l’utilisation de l’épiscope comme Fromanger, Monory… l’utilises-tu?

Roxane Daumas: Oui, j’utilise un rétroprojecteur qui me permet de poser la structure de l’image. Je prépare des tirages de gros plans qui me permettent d’affiner le détail et percevoir plus.

Pascal Therme le 4/06/2020
Roxane Daumas - Base Martha

Galerie Dominique Fiat - 16 rue des Couture Saint-Gervais, 75003 Paris

Plus d’infos sur le travail de Roxane Daumas :

/https://www.roxanedaumas.com/

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