Pierre Senges et les tartala, tartala …
La tarte à la crème de cinéma en objet industriel vertigineux et spéculatif. Une redoutable percée intellectuelle, joueuse et pâtissière
Ronde et agréable
Ainsi était la Lune selon Monsieur Cryptogame, sorte de grand dadais maladroit en amour inventé par Rodolphe Töpffer – et il ajoutait : ronde comme un fromage, agréable comme une lanterne, peut-être par souci de précision, en vérité pour recourir à la comparaison, vaille que vaille, broder autour d’une idée de cercle, échapper en brodant au désarroi, à la gêne éprouvée chaque fois qu’on lui montrait la Lune, qu’il s’obligeait à lui faire face et la trouvait une fois de plus lointaine, énigmatique. Il aurait pu dire encore pâle et crémeuse, comme certains visages et comme un paradis perdu ; mais le temps lui a manqué, ou bien le sens de l’à-propos, et le fromage avec la lanterne suffisaient pour le réconforter, sur le moment, ce grand timoré.
Il ne sera pourtant pas question ici de Lune, ni celle de Cryptogame, ni celle du savant Cosinus, ni celle de Cyrano de Bergerac, qui inventait des machines pour la rejoindre ou se vanter de le faire bientôt avant de nous les léguer, impraticables et distrayantes – rond, agréable, pâle et crémeux, ce n’est pas le fromage non plus, chassé du paradis, mais un objet de convoitise : la tarte à la crème, et avec elle l’ensemble des tartes depuis 1913, le concept de tarte, la tarte-signifié, la tarte-signifiant, les batailles engendrées par elle et les figures concernées.
Alors que les somptueuses « Cendres » – et leur exploration débridée des possibilités de la farce médiévale et renaissante à partir d’un fragment de Bruegel redessiné et mis en scène par Sergio Aquindo – refroidissaient doucement au coin d’un âtre depuis 2016, alors que les baleines et les capitaines d’« Achab (séquelles) » – et leur contribution joueuse à la constitution endiablée de l’imaginaire partagé occidental via Broadway et Hollywood – reposaient presque tranquillement depuis 2015, Pierre Senges reprend fougueusement du service, avec ce « Projectiles au sens propre » publié chez Verticales début 2020, pour ausculter, disséquer, transformer et libérer un autre discret moment-clé de l’élaboration comique (sans Freud ni Bergson, sera-t-il plusieurs fois précisé allègrement en cours d’ouvrage) moderne et contemporaine : celui de la montée en puissance puis du règne pâtissier, industriel et intellectuel de la tarte à la crème, en s’appuyant sur une déclaration potentiellement énigmatique attribuée au grand Stan Laurel de « La Bataille du siècle » (1927).
Une déclaration de Stan Laurel
Des tonnes de pâtisserie, des quantités de crème véritable mesurées en litres, ou plus sûrement en onces, pintes et gallons : la quantité à Hollywood est un défi d’artiste producteur, la concurrence à l’art total, et la réponse des esprits pragmatiques au nom du « il faut ce qu’il faut ». On reviendra plus tard sur ces mesures extravagantes, on reviendra aussi sur la manière de bien fouetter la crème – d’ici là, il faut négliger l’abondance pour s’en tenir au détail singulier et s’intéresser de plus près à une phrase, une seule, dite un jour à un représentant de la presse par Stan Laurel le comédien, Stan Laurel le réalisateur, celui de Laurel & Hardy, à propos de bataille de tartes (il faisait allusion à La Bataille du siècle, tourné en 1927, oeuvre où la crème débordait ; il parlait en parfaite connaissance de cause, testamentaire et sain d’esprit) : On a voulu faire en sorte que chaque tarte ait un sens. Ainsi, nous voilà prévenus : il y a eu les milliers de tartes, les quintaux de farine, les litres de crème, des bras de galériens pour la fouetter dans des manufactures à l’aube, des dollars par milliers aussi, des kilomètres de pellicules, de ces batailles comme des gesticulations de fête du printemps en hiver, des transes collectives, des piétinements de profanateurs et d’iconoclastes, le plaisir très grossier de voir un monsieur en costume enrobé par la crème depuis le bout de sa cravate jusqu’à la pointe de ses cheveux, et le rire là devant était un rire fondamental, sans Freud et sans Bergson, sans trait d’esprit, c’est à peine si on pensait à Aristophane, on n’en avait pas le temps, une tarte suivie d’une autre tarte et l’étoile de la crème sur des visages ahuris nous auraient fait ravaler nos références, la honte se mêlait à la joie ronde et pleine, on voyait dans ces batailles de pâtisseries un antidote à Schopenhauer, ou à la Grammaire de Port-Royal – eh bien, non, on avait tort, tout cela avait une signification : du moins chaque tarte l’une après l’autre, m’entendez-vous ? chacune d’entre elles avait un sens et s’écrasait avec son sens sur des visages de comédiens.
Maniant avec un égal bonheur l’érudition joliment pointilleuse et l’imagination toutes voiles dehors, Pierre Senges nous entraîne d’un pas vif dans les méandres de la création pâtissière à l’écran, muet ou parlant, et dans la sarabande de ses conséquences. Ironie de la glose (dignes de Pierre Cendors ou de Theodore Roszak, les péripéties de la bobine longtemps disparue de « La Bataille du siècle »), joie de l’invention (particulièrement réjouissante, la transformation d’artisanat en industrie de la Los Angeles Cream Pie Company des « frères ou des sœurs McKenzie », et la multiplication des métiers spécialisés rendus nécessaires par la présence massive de la tarte au cinéma – tels Augustus Grassnod, le consultant en batailles de pâtisseries), vertige de la liste (de la part du spécialiste de l’exercice qu’est Pierre Senges, si goûteux, les quatre paragraphes habilement disséminés intitulés « Catalogue »), beauté gouailleuse des filiations philosophiques et des répercussions politiques du gâteau pas-si-innocent (tout spécialement le montage habile de la controverse autour du « La rose est sans pourquoi » du théologien Angelus Silesius) : comme Marcel Gotlib affectant jadis de réfléchir sérieusement, et en cases dessinées, à la nature de divers gags dits classiques, l’auteur allie comme toujours un immense sérieux et une somptueuse ironie, pour, en écho avec le Pierre Bayard du « Plagiat par anticipation » ou, plus encore, avec « Schtroumpfologies », voire avec la lame à triple tranchant, auto-attribuée, du fameux very little gravitas indeed de Iain M. Banks, rire des abus d’exégèse, pourfendre les multiples faux sens des bouffons et des batailles, et mettre à jour « le côté slapstick de Baruch Spinoza ».
a tarte à la crème est une image de la perfection, au moins d’une perfection graphique d’un point de vue comique : ronde et agréable, on a déjà eu l’occasion de le dire, onctueuse mais sans jamais rien céder de sa rudesse au profit d’un moelleux trop facile, celui des périodes de décadence et des esthètes sans ossature – la tarte à la crème est aussi parfumée, douce et cinglante à la fois, elle véhicule le plaisir régressif du dessert mais avec dignité, la dignité des choses sans chichi – et puis, comme elle est discoïdale, elle est un parfait projectile : c’était ça, le disque, ou la ligne droite du javelot, à cet égard les Grecs avaient déjà tout compris (il y a bien le lancer de marteau, mais c’est une fantaisie passagère, et si on en croit Aulu-Gelle, les Grecs en avaient un peu honte). Je tombe peut-être dans le piège de l’historien amateur mis en présence des faits advenus ; il rassemble les circonstances, il compile les explications et puis compare l’événement à ses explications, il les rapproche, il les accouple au cours d’une cérémonie de noces accomplie en famille : les faits justifiés par les explications, les explications confirmées par les faits – à coup sûr, si Stan Laurel avait lancé un chou farci à la figure d’Oliver Hardy, on serait séduit par son évidence, on parlerait ici de la vertu comique du chou, du chou batailleur, de l’iconographie du chou depuis Nicolas Poussin, du chou expressionniste, du chou chez Eisenstein, de la malice yiddish à Hollywood importée dans un chou farci comme dans un berceau mosaïque ; et cette rondeur, et ces feuilles comme des ailes d’ange de basse-cour, la farce sylleptique, cette allure de tête ébouriffée, joufflue, et cette façon de s’écraser (d’atterrir) avec un bruit de baiser mou.
Pierre Senges - Projectiles au sens propre - Editions Verticales
Hugues Charybde le 26/06/2020
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