"Artificial Happiness Button", un coup de scalpel dans l'Amérique de Trump
Sûr que, du fond de son paradis, Gil Scott-Heron doit bien rigoler de trouver des condisciples post-mortem et qu’Amiri Baraka aussi y trouve son compte, puisque le groupe d'art, de poésie et de musique Heroes Are Gang Leaders a été créé pour l’honorer dès 2014. Jazzoetry grand style, qui plus est.
Un des éléments essentiels de l'expérience musicale noire américaine est la façon dont elle envisage simultanément besoins et motivations de plusieurs communautés. Il est rare qu’elle soit uniquement destinée au divertissement ou à l'information, soit purement joyeuse ou lugubre, soit même simplement du jazz ou du punk ou de la danse ou du rap. La plupart du temps, c'est une extension et un mix de tout cela, culturellement lié et imprégné d'une multitude de significations. La richesse de la tradition est une des voies de son magnétisme créatif et le véhicule de son objectif - ce qui lui donne une extrême pertinence dans les moments de la vie quotidienne, ainsi que dans les périodes de crise.
Les Heroes Are Gang Leaders sont plongés dans la tradition. Le groupe est un collectif né lors d'un concert que le poète Thomas Sayers Ellis et le saxophoniste James Brandon Lewis ont donné en 2013, en première partie du poète Amiri Baraka. À la mort de Baraka, quelques mois plus tard, Ellis et Lewis ont réuni un groupe de choc - le bassiste Luke Stewart, le trompettiste Ryan Frazier (aujourd'hui Heru Shabaka-ra), la pianiste/claviériste Janice Lowe, le batteur Warren "Trae" Crudup et le poète Randall Horton - pour enregistrer un hommage, ce qu'Ellis a appelé "un groove signifiant, un clin d'œil à M. Baraka", en l'imprégnant d'un vocabulaire musical inspiré de Fats Waller, Thelonious Monk, Chuck Brown, A Tribe Called Quest et de mille autres. Mais en développant leur projet, ils sont allé au-delà de ce que proposait Amiri Baraka, Ils ont fait l'éloge d'autres grands poètes noirs (Gwendolyn Brooks, Bob Kaufman et Etheridge Knight), de musiciens punk invités (Thurston Moore, Lydia Lunch) et de légendes du free jazz (William Parker), et le noyau de Heroes s'est élargi, élevant le son du groupe avec plus de cuivres, de cordes et, surtout, de voix. (En 2018, ils ont remporté l'American Book Award for Oral Literature).
Artificial Happiness Button est le cinquième enregistrement de HAGL, mais le premier pour le label jazz-groove Ropeadope. Le groupe constitué d’un noyau de douze personnes s'agrandit régulièrement pour atteindre plus du double, avec des invités. Il est devenu une force d'improvisation aussi véloce qu’agile, créant une narration multiple via un canevas funk - incarnant un groupe de jazz littéraire, à peu près une version de Funkadelic jouant les thèmes d'Archie Shepp. L'un de leurs angles d'attaque est la théâtralité, les voix des différents Heroes Are Gang Leaders incarnant une communauté de personnages, faisant passer la narration d'un tempo à un autre, comme du P-Funk sur Ain't Misbehavin, via 3 Feet High & Rising.
Les traumatismes, historiques et actuels, sont ici mis en scène avec suffisamment de blagues et d’échanges alcoolisés nécessaires à les surmonter - ou simplement y survivre. Nos héros ont toujours été des chefs de gang ; ce n'est qu'après coup qu'ils sont sanctifiés, comme s'ils naviguaient à vue dans ce système construit sur des ressorts strictement fallacieux ( les fameux boutons de bonheur artificiels) comme distractions sociales, au lieu de vouloir le démolir. L’objectif de ce catalogue mercier de boutons est de vous aider à vous voir pus clairement la situation politique, tout en vous donnant suffisamment de munitions musicales joyeuses pour continuer à vivre, malgré tout ce qui se passe à l'extérieur. Maintenant, et après la quarantaine. Peut-être moins aventureux que le dernier Jaime Branch, mais carrément plus homogène. Beau disque de Great Black Music dans toutes les acceptions à la fois.
Jean-Pierre Simard le 4/5/2020
Heroes Are Gang Leaders - Artificial Happiness Button - Ropeadope Records