Entre Weegee et David Lynch, la crique dormante d'un monde fictif à la magie durable
Bienvenue à Sleep Creek, dans un monde construit de toutes pièces où les animaux sont chassés et le genre humain hésite entre secrets monstres et vie sans but. Entre Weegee et David Lynch, la fiction décalée de Paul Guilmoth & Dylan Hausthor dérange à bon escient.
Ces images manipulent un paysage à la fois autobiographique, documentaire et fictif : un tissage de mythe et de symbole afin d'être confronté à l'expérience. Suivant les rituels de ceux qui le composent, Sleep Creek est une obsession entre le sujet et le photographe - une compulsion à révéler sa nature enveloppée. Et c’est une claque livresque qui a figuré dans beaucoup de classements de livre de l’année en 2019.
Dylan Hausthor et Paul Guilmoth travaillent ensemble depuis 2011, mais n'ont commencé à réaliser Sleep Creek qu'en 2016, alors qu’ils vivaient ensemble dans une maison sur Peaks Island, petite île accessible uniquement par bateau au large des côtes du Maine. Ils se sont d’abord donné la limite de l'île comme périmètre pour les photos. Au départ, il s'agissait d'un intérêt pour le lieu - un documentaire sur un morceau de terre et les histoires de ses habitants - , mais au fur et à mesure de l’avancement du travail, ils l’ont élargi aux pensées de gens extérieurs à l'île, à savoir leurs familles et le rapport aux endroits où nous avons grandi.
"Il y a quelque chose de profondément personnel dans beaucoup de ces images, mais nous espérons qu'il y a quelque chose de plus universel dans l'intensité des personnages et leurs interactions avec la terre". Paul Guilmoth & Dylan Hausthor
Sleep Creek a été entièrement shooté en Nouvelle-Angleterre, car c'est la seule région que les artistes connaissaient. Même si le lieu possède une forte identité régionale, Paul et Dylan ne voulaient pas que l'œuvre représente ou parle d'une identité régionale, mais qu'elle utilise la région comme toile de fond pour construire histoire, mythe et personnage. Cela dit, ils pensent qu'il y a quelque chose de particulièrement inspirant dans l'histoire simultanée et la jeunesse de cette partie de l'Amérique. Comme une pulsation en cours.
D’après eux : "Le colonialisme se manifeste partout, chaque mètre carré de bois a été souillé par quelque chose d'humain, et chaque étang est toujours couvert d'algues. L'anonymat est présent dans tous leurs personnages, comme l'identité anonyme d'une petite ville de Nouvelle-Angleterre". Même si le livre brouille les frontières entre réalité et fiction, l'intention des artistes n'a jamais été de confondre, mais plutôt de construire un lieu à partir de zéro, en laissant de petits vestiges de l'endroit qu'ils avaient initialement prévu de documenter. Leur impulsion à détourner le "lieu" était liée à la manière dont le monde extérieur affecte inévitablement le paysage intérieur et l'expérience que l'on en a. Il n'y a ni début, milieu ou fin dans leur expérience du monde, ni de ligne infranchissable entre l'expérience et la réalisation. Et c’est la/leur construction qui en fait tout l’intérêt et le sel.
Bien sûr, vous pouvez créer un story-board visuel qui établit une narration distincte, mais il y a quelque chose de plus à capturer tout cela d'un seul coup, dans une seule image, puis à rassembler tous ces moments. Quand je vois les images de Paul, j'interprète tous ses éléments - son début, son milieu et son intrigue - et je m'en inspire pour créer notre histoire globale. C'est pourquoi la photographie est si intéressante pour nous : ce ne sont pas des images en mouvement, mais d'une manière ou d'une autre, elles contiennent chacune un récit. Combien pouvons-nous mettre dans un seul cadre ? Dylan Hausthor
Il y a les recherches sur leur environnement : des fourrés et des bosquets éclairés par un flash dans la nuit, des toiles d'araignées réfléchissant l'argent, des chauves-souris courant dans la nuit et des animaux pris dans des circonstances particulières. Mais il y a aussi des gens, apparemment pris en flagrant délit de reptation. Bien que le travail soit réalisé par les deux photographes, rien n'indique qui a pris quelle photo exactement. Hausthor et Guilmoth travaillent de manière similaire, privilégiant l'absence d'horizons et l'éclairage à la torche au magnésium, présentant d'innombrables références aux éléments naturels comme le feu, l'eau, la glace et le vent.
Le monde de Sleep Creek nous est offert au crépuscule et de nuit, inspiré par l'étrangeté des traditions gothiques de la Nouvelle-Angleterre. C'est le trajet d’une pensée sur la façon dont nous en venons à construire n'importe quel lieu, en exploitant les possibilités illimitées de l'histoire, du mythe et de la construction de personnages qui met en évidence le partenariat entre la fiction et les preuves dans la photographie. En parcourant les pages de photographies, nous avons l'impression d’ouvrir la boîte de Pandore de choses qui n'étaient censées se produire que dans l'obscurité de la nuit, et n'étaient pas censées être enregistrées et vues.
Alors qu'ils s'emploient à produire d’autres d'images, Hausthor et Guilmoth espèrent que leur livre résistera à l'épreuve du temps : "J'aime l'idée que les gens feuillètent ce livre, en essayant de comprendre ce qui est réel pour eux", réfléchit Guilmoth. "Je pense que c'est une expérience subjective intéressante, et j'aime l'idée que nous suscitons des questions chez les gens et les faisons réfléchir sur leur propre environnement. Hausthor s'exclame : "Je veux que dans dix ans, les gens ressentent dans ces photos la même magie qu'aujourd'hui". Les éloges reçues par le livre depuis sa sortie témoignent de son potentiel pour cette magie à effet durable. La dureté de certains clichés évoquent les nuits de Weegee, la plastique de certains corps les recherches de Yamamoto et le monde transfiguré le quotidien de la vison d’un Lynch… On peut dire qu’ils ont de bons maîtres. Recommandé des deux yeux !
Jean-Pierre Simard le 14/05/2020
Dylan Hausthor & Paul Guilmoth - Sleep Creek - Void Photo publishng 2019 ISBN: 978-618-84341-5-8