Le père, ce surmoi guerrier par Noémi Lefebvre
Le réjouissant et implacable combat avec un surmoi hilarant à la figure du père, entre l’injonction d’employabilité et d’efficacité, la poésie et la vie.
Depuis des années tout ce qui me traverse l’esprit est discuté dans ce tribunal que j’appelle maison morte, où siège mon père. Des gens parlent avec Dieu, d’autres avec leur chien, mon père est mon chien mon dieu, l’instance qui me mord le cul et me redresse l’âme, celui qui me protège contre toutes sortes d’errances et qui m’empêche de vivre. Le rappel à la loi est de sa compétence mais il est aussi le roi de la jurisprudence, l’inventeur des obligations que je dois remplir et des interdictions que je dois respecter pour devenir ce qu’il veut mais je ne sais pas ce qu’il veut. Comment je le saurais, je ne le vois jamais.
Longtemps j’ai voulu me débarrasser de lui puisqu’il n’était pas là, mais c’est par son absence que mon père brille le mieux. L’année dernière encore j’avais le désir de vivre comme les gens sans mon père et oublier mon père en allant vers les gens, j’ai passé des soirées en compagnie de gens qui n’avaient rien à voir ni de près ni de loin avec ce support de la fonction symbolique qui, depuis les temps historiques, identifie l’autorité à la figure de son institution et réciproquement, des gens qui n’avaient donc pas besoin de lui rendre des comptes ou d’être dignes de lui mais pouvaient se laisser aller à dire n’importe quoi par exemple des choses bêtes, remarquait mon père, à faire des commentaires sans fin sur des questions sans aucun intérêt, préférait-il se taire, n’en pensait-il pas moins, à produire et reproduire une espèce de glose aussi naïve qu’ennuyeuse, laquelle se transformait, à mesure que s’enfumaient les heures de cannabis, en flot plus ou moins continu de raisonnements sous-philosophiques d’une rare vacuité, quand c’était pas simplement des contre-vérités issues de l’air du temps, s’écoutait-il parler tout en lisant le Marie-Claire du cabinet dentaire, L’Oréal, Givenchy, Témoignage exclusif Les blondes montent au Front, Fashion week Armani, Chanel, capital soleil, Mode Balenciaga habille la police, l’éros des héros, Société Les pauvres sont pauvres et Le viol ça fait mal, L’ananas utile à tout, Soins du visage, Littérature les prix; Psychologie Changer ses habitudes, Profil Astro Mercure entre aujourd’hui dans le signe non conventionnel du verseau et vous aurez dorénavant quelques facultés à déconcerter les autres par des réactions imprévisibles ou des idées bizarres, côté sentiments néant mais ça ne devrait pas pour autant changer le cours des choses, Cancer à l’affût de toute occasion d’élargir intelligemment vos horizons professionnels ! Pendant que mon père se cultivait tout seul, je tenais des conversations sans aucune tenue ni retenue et malheureusement sans en avoir l’esprit, en réalité j’enchaînais des oui-oui et des ouais en ajoutant de temps en temps un prudent nonobstant, j’employais le présent pour parler du passé et le conditionnel pour parler du futur sans respecter du tout la concordance des temps, devait-il constater les yeux clos, bouche ouverte, bercé par la musique du détartreur trois vitesses d’un grand défenseur des dépassements d’honoraires et du droit de certains aux dents blanches pour toujours. Content de son émail et de cette occasion de me signifier la déception constante à laquelle, donc, semblait-il, quelle que soit la charge de son agenda, irrémédiablement, il fallait que je l’exposasse, il m’avait prescrit à peu près cent ans de solitude.
C’est grâce à Alban Lefranc que j’ai découvert Noémi Lefebvre et sa prose exceptionnelle, dense, désarçonnante et franchement hilarante. Venu jouer les libraires d’un soir en octobre 2015 à la librairie Charybde (on peut l’écouter ici), il nous avait présenté, incluant une fort belle lecture d’extraits, « L’état des sentiments à l’âge adulte » (2012), le deuxième roman de l’autrice. Son quatrième, « Poétique de l’emploi », a été publié en février 2018, toujours aux éditions Verticales.
Dans un monde désormais rythmé par la présence des troupes protectrices dans les rues sinon livrées, potentiellement, au terrorisme aveugle, la place de la poésie est indistincte, et la narratrice affronte au quotidien son omniprésent surmoi en forme de figure paternelle solidement ancrée, surmoi multipliant avec aisance et désinvolture les injonctions contradictoires – entre l’impératif catégorique, devenu véritablement kantien, de trouver un emploi, de s’insérer avec efficacité dans le système productif et marchand, d’y devenir un acteur à part entière, et les courroies de rappel, au fur et à mesure davantage désemparées, de la culture, de la connaissance réelle (et non glanée superficiellement) et de la poésie.
– Je suis en train de gagner une partie contre les ennemis de la paix grâce à une équipe d’intervention internationale composée de héros vaillants et courageux venus de tous horizons.
– Papa, c’est un jeu vidéo.
– Et alors ?
– Les jeux vidéo ne sont rien qu’une occupation de temps de cerveau disponible, Papa, c’est toit-même qui l’as dit un jour où tu avais bu.
Mon père a souri d’une façon validée par le code du sourire de son tragique ancêtre. Il veut bien que je lui envoie quelques vannes quand il a réussi à exploser des ennemis d’Overwatch.
– Sais-tu seulement ce qu’est le cerveau ? Parfois je me demande.
– Le cerveau, Papa ?
– Le cerveau est un muscle. Il a besoin d’entraînement. Les jeux vidéo sont une salle de muscu. Alors prends-en de la graine.
Inutile de dire à mon père que le cerveau n’est pas un muscle. Il est indifférent à ce genre de détail, il modifie la science pour dire des préceptes, c’est une pédagogie assez répandue qui démontre l’utilité du savoir scientifique, mon père est un puits de science, il peut faire un cours sur le cerveau à un médecin spécialiste du cerveau qui préfèrera entendre ses conneries plutôt que de risquer de lui faire perdre la face, mon père ne perd jamais la face en face du savoir.
– Mais Papa, comment je pourrais jouer alors que tu me dis de chercher un travail ?
– Tu as une conception beaucoup trop limitée de l’acteur dans le système. Dans cette guerre qui a commencé depuis plusieurs années, nous avons bien conscience les uns et les autres qu’il faudra du temps et que la patience est aussi exigeante que la durée et la dureté avec laquelle nous devons combattre.
– Tu dis n’importe quoi Papa.
– Peut-être mais c’est une citation.
Dans cette bataille de la montagne de l’esprit, dans cette implacable guerre de position et d’argumentation (où l’humour détonant et la mauvaise foi épicée ont toute leur place), les munitions sont consommées à un rythme sauvage, issues subrepticement aussi bien de « L’acteur et le système » de Michel Crozier et Erhard Friedberg que du « Nouvel esprit du capitalisme » de Luc Boltanski et Eve Chiapello, du « Médiarchie » de Yves Citton que de « La toile » de Sandra Lucbert, du David Cooper de « Mort de la famille » que du Ronald Laing de « Est-ce que tu m’aimes ? », du Allen Ginsberg de « Howl » que du Franz Kafka du « Journal », les ultimes arbitrages étant rendus tout au long de l’ouvrage par le Victor Klemperer de « LTI – La langue du Troisième Reich » et par le Karl Kraus de la « Troisième nuit de Walpurgis », au son triomphant de plusieurs leitmotivs hilarants dignes du « C’est la vie » de Kurt Vonnegut. Avec la fougue d’un D’ de Kabal lâchant son slam ravageur dans « Autopsie d’une Sous-France », comme avec la perspicacité d’un Roland Barthes dans « Système de la mode », Noémi Lefebvre propose l’une des plus décapantes plongées possibles dans la novlangue contemporaine, en toute gravité et en tout humour.
Après j’ai dû passer des mois à lire Klemperer et Kraus en mangeant des bananes et relire Klemperer en refumant pas mal. Je me renseignais sur le nazisme à cause du fascisme et sur le fascisme à cause d’une ambiance nationale avec des nuances dans le vocabulaire et des changements de manières, comme si toutes les haines qui s’étaient retenues avaient le droit de sortir sans honte et sans reproche. J’avoue je lisais Klemperer pour tout exagérer parce que la survie d’un philologue juif sous le IIIe Reich est tout de même incomparablement plus terrible que celle de no-life même sous état d’urgence dans la bonne ville de Lyon, l’hiver étendait son brouillard de particules fines, évidemment il ne faisait pas bon se promener avec une barbe ou un voile sur la tête ou avoir une tête de contrôle au faciès, mais les gens voulaient bien se faire fouiller les sacs à l’entrée de la Fnac et des Monoprix et montrer qu’ils n’avaient pas de couleur ni de signes ostentatoires et donc a priori rien de pas catholique, je sortais parfois avec un bonnet ostensible à pompon radical et des lunettes noires, c’était pour vérifier cette façon de voir, mais le regard indifférent d’autrui m’indiquait que j’avais peu de poils suspects et un assez bon look, les excentricités sont un non-conformisme assez bien intégré dans le système de la mode, fuck that fake, je suivais les chiens dans leur promenade forcée, je cherchais un travail dans l’angoisse d’en trouver, j’avais beaucoup à faire donc je rentrais chez moi.
Je fumais en lisant Klemperer, puis je lisais Kraus en mangeant des bananes et rien ne me venait sur les assignations à résidence, les perquisitions administratives, la déchéance de nationalité ni sur aucune des mesures contre les menaces d’une extrême gravité, en lisant Kraus je voyais un peu mieux ce qui peut arriver quand la liberté se met à dépendre d’un idéal plus élevé sur l’échelle d’un État, suivant des formules bien connues du type le travail rend libre ou la sécurité est la première des libertés. Je sentais bien dans l’atmosphère ambiante une obstruction à l’imagination et une paralysie de la pensée par l’union nationale au nom de la Liberté et la liberté comme raison de ne plus en avoir. Mais ça n’était pas pour autant le fascisme et vraiment pas du tout le IIIe Reich, il faut tout de même pas chier.
La belle chronique d’Éric Loret dans En attendant Nadeau est ici, celle de Marie-Françoise Bondu pour Le Clairon de l’Atax est ici, ce qu’en dit magnifiquement Adrien Meignan dans Addict-Culture est ici, et on peut écouter l’autrice elle-même à propos de son texte dans l’émission de Marie Richeux, Par les temps qui courent, sur France Culture, ici.
Noémi Lefebvre - Poétique de l’emploi - éditions Verticales
Hugues Charybde le 23/04/2020
l’acheter chez Charybde ici