Le monde à la mode Mickey Mouse shit de Theo Derksen

L’ouvrage de Theo Derksen, Disneyfication aura mis 20 ans à voir le jour, mais il offre une vision globale de l'invasion démesurée de l'imagerie visuelle dans le monde. Et ce, à coup de couleurs flashy arborées sur des double-pages. Choc spectaculaire !

Une rencontre avec Jean Baudrillard en 1995 a permis à Derksen de lancer le projet, et le livre s'ouvre sur une citation du philosophe français : "Il est dangereux de démasquer les images, car elles dissimulent qu'il n'y a rien derrière elles". Une vraie opération de décillage dont le moto est que toutes ses photographies sont des images d'observation, où chacune d'entre elles reconnaît la façon dont une grande partie du monde est maintenant constituée de montages et de collisions entre le spectacle séduisant des images commerciales et leurs décors qui en sortent inversés.

Outre Baudrillard, dont la propre photographie était fascinée par le trompe-l'œil, Luigi Ghirri et Martin Parr sont également de la partie - Ghirri, avec sa réponse ironique à l'omniprésence de la culture de consommation et Parr, avec ses représentations plus abrasives de personnes prises au milieu de clichés d'images. Cependant, Derksen offre une réponse à l’actuelle amplification/intensification du monde de l'image dans les espaces urbains, à l'omniprésence du numérique et à la prolifération des images qui peuvent désormais être reproduites sur presque tout. On est en droit de se souvenir d’un fabuleux dessin de Ron Cobb des 60’s qui montrait un automobiliste dérivant, dans une zone péri-urbaine dévastée, au volant de sa voiture et dont le paysage était uniquement constitué de publicités d’un monde de rêve… 

Le Caire

La photographie du Caire, ci dessus, par exemple, montre l'arrière d'un autocar de tourisme, orné d'un montage flashy d'images faisant la publicité des attractions du pays, contre le détail de premier plan de la surface peinte en gris écaillé de la structure d'un kiosque. Cela illustre bien le type de collisions formelles qui se produisent dans ces images, la façon dont l'attrait promotionnel exagéré se heurte à une situation et à un contexte qui sont gris et ternes par comparaison. L'image du Caire prend cependant une autre dimension et se complique visuellement du fait que l'image de l'une des pyramides sur le car est également grise car elle est vidée de sa couleur pour contraster avec les autres images touristiques colorées.

Chongqing

Ces images numériques répandues dans le monde entier ont souvent une présence matérielle dans les photographies de Derksen. Leur surface n'est pas intacte ou sans couture, mais elle est souvent marquée, endommagée, décollée ou brisée. Les citadins apparaissent sur les photographies, mais ils sont plus occasionnels et inactifs, souvent en train de vaquer à leurs occupations, au milieu des panneaux de signalisation. Dans une photographie de Chongqing, parmi une série de façades portant des images qui montrent des visions architecturales du développement de la ville, un homme solitaire semble être pris en train de retirer quelque chose de la surface métallique de l'unique écran vide.

Mais ici, ce qui frappe est qu’on ne trouve aucun signe réel de résistance ou de protestation au spectacle de ce livre. Il y a le graffiti violent qui gribouille sur l'image d'une jeune femme sur une photo prise à Bucarest, mais qui est disloqué de la figure d'un homme coupant entre une voiture et la publicité, la tête baissée. L'enregistrement du réel social nous présente l’endormissement et la passivité des gens, un certain oubli des images qui remplissent maintenant leur monde. L'action et l'animation semblent toutes être dans le monde de l'image, comme si le spectacle avait définitivement gagné ; et le réel avait fui.

Derksen semble fasciné par le fait de nous montrer les fractures et l'effet de désorientation du monde des parcs d'attraction des espaces urbains, allant même jusqu'à inverser quelques photographies du livre pour nous troubler davantage. Mais la façon dont il photographie les gens dans ces villes signifie qu'ils ne sont ni en concurrence ni en opposition avec ce monde de l'image. Et c’est la symbolique du livre qui, en laissant des interstices, montre ce qu’il en est de la réalité : un simple effet dans le polychrome de l’ultra-libéralisme et du misérabilisme qui en résulte. Car ici, la couleur ne vous appartient jamais !

Benjamin Lumière le 10/03/2020
Theo Derksen - Disneyfication - Dewi Lewis Publishing, 2019