27/35 l'Homme-Sang se prend (encore) une balle …
La journée serait bien remplie. Une de plus. Pleine de rebondissements, de surprises, et de cadavres. A l’aube, une BMW était stationnée au coin de la rue de l’hôtel miteux. Le chauffeur de la veille, Plat, est venu chercher Biaise dans sa chambre.
Avant de se mettre au volant, il lui a dit de monter à l’arrière, à côté des deux mastodontes, Mandolewski et Hurms. Biaise était satisfait de ne pas se retrouver coincé entre eux.
- T'es armé ? demanda Sergur, coiffé d’un chapeau et assis à la place du mort.
- Non. Rien dans les mains, rien dans les poches, dit Biaise, omettant une seconde fois de mentionner le petit semi-automatique tchèque, mais sa légèreté, moins de 400 grammes, faisait que l’oubli était possible.
- Eh ben, t'as eu tort.
- Je suis venu comme qui dirait en qualité d'invité exceptionnel. Un peu comme un émissaire de l'ONU. Je suis pas censé prendre part aux réjouissances. Et puis c'est pas la peine de tenter le diable, qui a suffisamment l'occasion de se manifester.
- Un clochard philosophe, on aura tout vu, dit Sergur.
- Vous en faites pas, ça devrait être du gâteau, dit Plat.
Il a démarré, suivant une première BMW, occupée par cinq types, qui ouvrait la route.
- On est jamais trop prudent dans notre branche d'activités, dit Sergur. ( Sa réplique le fit ricaner. ) Souviens-t'en pour la prochaine fois.
Avant de partir, Sergur avait passé un coup de fil, afin de régler la question des armes. De ce que Biaise avait pu apercevoir de leur artillerie sous leurs vestes, il les pensait parés. Ce n’était pas suffisant. De ce qu’il avait entendu de l’échange, il avait été convenu d'un rendez-vous à la périphérie de la ville, au fin fond d’une zone industrielle. Un camion bâché stationnait sur un parking isolé et désert. Un mec trapu en est descendu. Une tête de ragondin enragé, ses incisives supérieures proéminentes et comme prêtes à mordre donnaient envie de l’emmener chez le véto et de le faire piquer sans perdre une minute. Une confirmation de plus que les hommes de main ont rarement le profil d’un chef d’orchestre philharmonique. Sergur l’a rejoint, Biaise lui a emboité le pas. Curieux. L'homme a salué avec respect Sergur, a ignoré Biaise puis s’est dirigé vers l'arrière du camion. Lorsqu'il a soulevé la bâche, trois caisses apparurent. Il les ouvrit une à une. La première contenait des fusils d’assaut, une vingtaine de chargeurs et des rouleaux de chatterton, la seconde une dizaine de gilets pare-balles et la troisième des pistolets-mitrailleurs. Des caïds de banlieue auraient sifflé d’admiration devant cet arsenal.
- Putain, y'a de quoi mener une véritable guerre là-dedans, dit Biaise.
- Qu'est-ce que tu crois, mon pote, c'en est une de guerre ! dit le mec trapu.
Sergur a acquiescé. L’homme a refermé les caisses, remit la bâche en place puis il a grimpé dans la cabine du camion et le petit convoi a repris la route. Les voitures précédaient le camion. Après une trentaine de kilomètres dans la campagne, les véhicules ont emprunté plusieurs petites routes sinueuses avant de s'engager dans un chemin de terre. Ils ont stoppé en bordure d'un bois, à une bonne distance de leur but, afin de n'être ni vus ni entendus. A tour de rôle, les hommes ont regardé dans le camion. Ils ont choisi leurs armes et se sont équipé de gilets pare-balles. Biaise restait à l’écart. Il n’était pas censé prendre part aux réjouissances. L’opération consistait à récupérer des documents en possession d’un certain Ventura, que Biaise était chargé de remettre ensuite à Bill. Sergur avait été avare de détails. Vu les moyens déployés, la voie diplomatique semblait exclue. Ventura n’avait pas l’intention de céder ces documents avec le sourire de Gandhi.
Le groupe s'est avancé. Huit hommes encadraient Sergur, armés de pistolets, de fusils et de pistolets-mitrailleurs, Biaise aux mains vides en retrait. Le rideau des arbres couvrait leur progression. A deux mètres de la lisière du bois, l’homme de tête a fait un signe de la main. Tous ont stoppé et se sont accroupis. Biaise les a imités. A quelques mètres d’eux se dressait une murette d’un mètre de haut. Derrière cet abri, une grande maison s’élevait à une vingtaine de mètres au milieu d’une étendue verte, « Un fort à prendre. »
- Ils sont où les projecteurs ? chuchota Hurms.
- T’es miro, ou quoi ? Tu vois pas les miradors postés dans la médiane coupant les angles des deux façades ? Ils couvrent tout le périmètre, dit Plat.
Biaise avait encore des progrès d'observation à faire. Il n'avait rien remarqué.
- Ils servent à quoi ces miradors ? C'est quoi, cette foutue baraque ? demanda-t-il.
- C'est ici que Ventura dresse ses putes, dit Sergur. Des filles de l'est. Il les séquestre, les fait battre et violer à répétition. On leur fait passer l'envie de s'enfuir en les terrorisant. Ça marche dans la majorité des cas mais si, malgré tout, l'une d'elles avait l'intention de filer en pensant profiter de la nuit, les deux mecs dans les miradors veillent au grain. S'ils mettent en batterie les projos, tout le secteur s'illumine comme les Champs-Elysées à Noël, « Un camp de concentration ! » D'ici, personne ne s'échappe. ( Sergur a ricané. ) Ou alors les deux pieds devant !
- Mais alors y'a des filles à l'intérieur ? s’inquiéta Biaise.
- Non. Elles sont parties cette nuit. Ventura vient de vendre sa dernière cargaison, et il est parti chercher la prochaine.
Sergur en parlait comme d'une simple transaction. Un transport de marchandise, de la viande, de la viande humaine, qui partait à l'abattage, comme des bêtes.
- Pendant les périodes de dressage, des équipes se relaient tous les trois jours. Chaque chef fait son rapport quotidien à Ventura. Il est tenu au courant de tout.
Hurms a rampé vers la murette et risqué un œil par-dessus les pierres disjointes.
- C’est pas gagné, dit-il. Si jamais on s’aventure à découvert et qu’ils nous voient, ils nous arroseront facile.
Sergur s’est approché de lui.
- Ils ont aucune raison d’être sur leur garde. Les filles ne sont plus là.
- On sait combien ils sont là-dedans, patron ?
- Quatre, cinq maxi.
Sergur plongea la main sous sa veste puis exhiba son Smith & Wesson 327. Il paraissait très fier de lui. Il eut un hochement de tête et ses hommes visèrent la porte et les fenêtres de la maison. Les Uzis à canons courts commencèrent à cracher les 25 balles de leurs chargeurs. Les hommes retranchés à l’intérieur répliquèrent dans les secondes suivantes.
Tous les assaillants se sont aplatis. Biaise s’est fait le plus petit possible, il tenait à son cuir chevelu. Le vacarme était assourdissant. La puissance de feu de Sergur et de ses hommes s’est vite imposée, les ripostes s’espaçaient même si, lors d’un des derniers échanges, une balle a sifflé et percé le chapeau de Sergur, qui s'est envolé et a atterri à l'envers sur un tapis d'aiguilles de pin. Sergur l’a regardé, l'air songeur, puis a juré entre ses dents.
- Enculé, un chapeau tout neuf !
Le gangster poussait très loin le souci de l'élégance. A quelques centimètres près, sa cervelle se répandait par terre et il se souciait de son chapeau. De rage, il a vidé son revolver à l'aveuglette. Un nuage de poussière a accompagné les éclats de pierre qui voltigeaient dans tous les sens. Il y eut une accalmie. Les tirs cessèrent.
- C'est bon, je me rends, cria une voix depuis l'intérieur de la maison.
- C'est Lasser, dit Plat, en se tournant vers Sergur. Je reconnais sa voix.
- Un des lieutenants de Ventura, dit Sergur à l’attention de Biaise.
- Sors en levant bien haut les mains au-dessus de ta tête, cria Plat.
La porte s'est entrouverte. Une main s'est agitée dans l'embrasure.
- Déconnez pas, ne tirez pas.
Lasser est apparu sur le seuil, levant les bras en l’air.
- Avance, cria Plat.
Lasser a obéi. Après avoir rechargé son revolver, Sergur s’est relevé. Lasser l’a reconnu. Il n'en croyait pas ses yeux. Il a stoppé net. Sergur s'est approché puis s’est arrêté à un mètre de lui environ.
- Sergur ?! Bordel ! Mais qu'est-ce que tu fous ? T'es devenu dingue...
- Ta gueule !
- Ventura va péter un plomb en apprenant ça.
- Rien à foutre. C'est toi qu'a flingué mon chapeau ?
- Mais de quoi tu parles ?
- C'est ça, t'as raison, joue au con. ( Sergur lui tira une balle dans le cœur. Lasser s'est écroulé à la renverse. Sergur a eu un rictus. ) En attendant, c'est pas toi qui lui apprendra la nouvelle.
- C'était...
Biaise n’a pas trouvé les mots. C'était inutile. Comme si cela avait de l'importance. Mais à cet instant, il a compris comment les caïds tenaient leurs hommes. Ce n'était pas très compliqué. Ils inspiraient et faisaient régner la terreur. Un geste de trop, un mot de travers, et tu ravalais ta salive dans un cercueil. La méthode avait fait ses preuves.
- Un con, dit Sergur, et un con mort de surcroît. Pas de témoin. Avant que Ventura soit sûr et certain que le coup vient de notre côté, ça nous laisse un peu de temps pour nous organiser, poursuivit-il en guise d'explication.
La maison était silencieuse.
- On y va, dit Sergur.
- C'est peut-être un piège, dit Biaise.
- Je ne crois pas, dit Sergur. Ils ont leur compte.
Sergur s’élança aussitôt, suivi de ses hommes, Biaise clôturant la marche.
Un des Brutus a flanqué un coup de pied dans la porte principale. Une passoire, à peine retenue par ses gonds. Le coup a suffi à l'enfoncer. Une fenêtre a tremblé sur son châssis et les morceaux restants de la vitre se sont fracassés sur les tommettes. Les murs étaient criblés d'impacts de balles, comme si une équipe d'ouvriers fous avaient entrepris de les percer de trous au petit bonheur la chance. Le mobilier de fortune était réduit en copeaux. Des chaises étaient renversées. Sergur a balayé la pièce d'un regard froid et indifférent. Trois corps gisaient au sol, perforés, baignant dans une mare de sang, une expression de surprise ou de panique sur le visage. Ils ne devaient pas s'attendre à un tel déluge de feu. Biaise ne pouvait pas dire qu’il s'habituait à la fréquentation des cadavres, peut-être parce que lui-même en était un en sursis.
Des débris de bois et de verre, d'ustensiles et de vaisselle s'écrasaient sous les semelles. Epargnée par miracle, une cafetière fumait encore sur le coin bar. Sur une table trainaient des résidus de nourriture et des boissons, des cartes à jouer, ainsi que des billets et de la petite monnaie. Sergur a raflé au passage les biffetons et les a empochés sans que personne ne trouve à y redire. Il a pris une des pièces et l’a balancée sur un des cadavres, puis il s’est versé une tasse de café, en a bu une gorgée et l’a recrachée sur le visage d'un mort.
- Dégueulasse, du vrai jus de chaussette.
Biaise a eu envie de lui dire « un peu de respect », mais à quoi bon, les morts s'en foutent. Sergur a fait claquer ses doigts et a eu un geste presque imperceptible. Ses hommes ont commencé à faire le tour de la maison. Biaise en a suivi deux, sans trop savoir pourquoi. De chaque côté du couloir s'alignaient des chambres. Vides et abandonnées. Un spectacle que Biaise n’est pas près d'oublier. Lits de camp recouverts d'une simple couverture écrue, crasseuse et couverte de taches. Sol en béton jonché de mégots, de boîtes de bière écrasées, de capotes usagées et de traces de sang. Une odeur infecte vous sautait à la gorge. Ça puait la transpiration, le sperme et la peur. Un mélange vraiment dégueulasse. Biaise s’est demandé combien de filles Ventura avait pu entasser dans cet endroit sordide. Ça ne lui ressemblait pas toute cette sensiblerie. Où était passé son cœur de pierre ? Depuis quand se souciait-il du sort des putains ? Elles faisaient un cordon sanitaire dans les temps de folie générale. Sans elles, le monde serait dix fois plus dingue qu'il ne l'était. Biaise eut une pensée attendrie pour la pute de la veille.
Il ne restait plus que la cave. Après une volée de marches, les deux Brutus se sont arrêtés devant la porte fermée à clef. Un des mecs a tiré dans la serrure puis a enfoncé le battant d’un coup de pied furieux. L’autre a allumé la lumière. Au fond, dans un coin, se tenait assise Matriona, les yeux écarquillés, les mains attachées dans le dos.
- Biaise, c’est toi ?
Merde, Biaise ne s'attendait pas à la retrouver dans ce trou à rats. Elle ne semblait pas trop mal en point.
- Ça va ? demanda-t-il, conscient de l’idiotie de sa question sans pouvoir s’empêcher de la poser.
- J’ai connu mieux, dit-elle en se relevant, mais pire aussi. Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Je pourrais te demander la même chose.
- Laisse tomber, on verra ça plus tard.
Matriona s’est retournée, offrant son dos, et leva ses mains liées. Un des Brutus comprit le signal, sortit un cran d’arrêt et d’un coup de lame trancha ce qui ressemblait à du fil électrique. Durant quelques secondes, Matriona agita ses mains comme les ailes d’un papillon, épousseta ses vêtements salis puis d’une démarche assurée se dirigea vers la montée d’escaliers. Biaise jugea son pouvoir de séduction intact malgré l’épreuve subie.
Dans la pièce dévastée et au milieu des cadavres, comme Biaise et Matriona s’avançaient vers lui, Sergur ne dit rien mais la lubricité faisait pétiller son regard. Matriona lui adressa son sourire le plus félin.
- Matriona, une amie, dit Biaise en guise de présentation.
- Eh bien, mon vieux, vous savez les choisir vos amies. Félicitations !
Insensible aux louanges, Biaise prit son air le plus sérieux.
- Je voudrais pas paraître emmerdant, Sergur, mais les documents que je dois récupérer, ils sont où ?
Sergur fit une moue qui déplut immédiatement à Biaise.
- Ah, ça…
Sergur regardait Biaise d’un œil froid. Il haussa la voix et dit à ses hommes de retourner aux bagnoles et d’attendre. Ils obéirent. Biaise les observa s’éloigner en se demandant à quoi jouait Sergur.
- Biaise !
La voix impérative dans son dos interrompit net le flot de sa pensée et il tourna la tête.
- Sergur ?! C'est quoi, cette embrouille ?
Biaise se refusait à le croire, Sergur le tenait en joue.
- J’ai un message pour toi.
Le coup de la détonation a retenti dans la pièce. Matriona a eu un léger haussement de sourcils. La balle frappa Biaise au torse. Il chancela en arrière et s’affaissa sur les genoux puis sur les coudes. Il commençait à s’habituer au choc, il encaissait de mieux en mieux. Doucement il se mit à quatre pattes. Il poussa un soupir et posa une main sur le trou dans la chemise. Une de plus de fichue. Un peu de sang l'imbibait. Il se remit lentement debout.
- C’est désagréable mais on s’y fait, dit-il.
Matriona le regardait d’un air stupéfait et songeur. Sergur laissa retomber son bras, l’arme pointé vers le sol. Son regard et ses traits exprimaient l’ébahissement le plus total. Il s’est mis à transpirer.
- Non, non, tu devrais être mort. T'es quoi ? Un putain de vampire ?
- Que je sache, ça n'existe pas les vampires.
Sergur avait perdu le contrôle de la situation. Il est resté sans réaction, un petit sourire triste et idiot accroché aux lèvres, incapable d’articuler un mot. Il n’a opposé aucune résistance quand Matriona lui a pris son arme, comme oubliée au bout du bras. Il n’a pas eu l’air plus surpris à la seconde où elle lui a explosé le cœur.
- On n’a pas de temps à perdre, dit Matriona en guise d’explication.
Elle lâcha le pistolet et se précipitait déjà vers la sortie. Biaise lui emboita le pas.
A l’air libre, le couple a vu les mecs de Sergur accourir, armes au poing. Biaise s’est mis à tituber, une main sur la poitrine, soutenu par Matriona. Les mecs en armes ont stoppé et ont dévisagé Biaise puis Matriona.
- Un mec nous a pris par surprise… dit Biaise. Planqué… Il a filé par derrière… Sergur est touché, je sais pas s'il est mort ou pas.
C’était crédible. Le sang sur la chemise accréditait sa version improvisée et il y avait eu deux coups de feu. Les mecs ont échangé des regards hésitants. Ils ne savaient plus trop sur quel pied danser. Biaise et Matriona étaient cuits si Sergur leur avait confié son intention d’éliminer Biaise.
- Qu’est-ce que vous attendez, cria Matriona, qu’il crève ?
Piqués au vif, oui, le chef avait besoin d’eux, ils ont décampé, les laissant tranquilles.
L’homme à la mâchoire de ragondin était resté dans le camion, à veiller sur les véhicules. Il en est descendu puis est venu à leur rencontre, l’œil mauvais, incisives en avant.
- Il se passe quoi, là-bas ?
Pour toute réponse, il s’est pris une droite de Matriona. Elle ne le frappa pas avec le poing mais paume ouverte, les os du carpe lui cognant la base du nez. Des connaissances anatomiques permettent d’affirmer que, sous le coup vif et puissant, la cloison s’est fracassée et que les os propres lui sont remontés droit dans le cerveau. Plus de nez, mais un cratère noir au milieu du visage. Pas beau à voir. Il n’avait rien vu venir. Un pour qui les problèmes de rhume des foins ou de sinusite ne se poseraient plus. Matriona avait signé la fin de ses problèmes en général. Il s’est écroulé, mort, ou l’imitation était bonne.
- Dommages de guerre, commenta Matriona.
Le couple examina l’habitacle des véhicules à travers les vitres. La clé de contact était restée dans le démarreur de la BMW de Sergur. Dans le véhicule aux portières dévérouillées, Matriona a jeté un œil dans la boîte à gants. Elle a découvert un tourne-vis. Elle est sortie de la BMW pour crever les roues du camion et de l’autre BMW. Biaise admira son sang-froid.
- Allez, grimpe, on peut filer, dit-elle en se mettant au volant.
Jean Songe le 11/03/2020
27/35 , l’Homme-Sang se prend encore une balle