Vivre et écrire avec des ectoplasmes par Jérôme Lafargue

Les vertiges de la fiction, dans une paisible petite ville, parmi les écrivains imaginaires.

Les nuages devaient la prendre pour une vieille loutre à la fourrure fanée, se dandinant sans grâce, loin de ses rivières, sur un sol encombré de cailloux : mais ce n’était qu’une locomotive avec un ou deux wagons à la traîne qui cahotaient à travers des plaines grisées par la lumière de l’hiver. Une uniformité étrange régnait, comme si chaque pré ployait sous le fer de la froidure et de la désolation. Les quelques habitations qui parsemaient l’espace semblaient elles aussi se rabougrir, tassées par des forces atmosphériques irrépressibles. Les arbres étiques qui les côtoyaient de loin en loin tentaient de se projeter au plus haut, leurs branches presque collées au tronc pour davantage de fluidité, mais sans succès : chaque faîte se courbait, tantôt sur la gauche, tantôt sur la droite, empêché par une main géante qui les éloignait avec négligence du ciel.
Johan se demandait ce qui avait pu conduire Timon dans un tel pays, si éloigné de la trépidation citadine et des soirées baroques qui rythmaient son existence jusqu’il y a peu. Johan n’avait pas connu la petite gloire de son frère, pas plus que les multiples tentations qui en découlaient. Mais les errances de sa propre vie le dispensaient d’être jaloux.
Ses pensées virevoltaient dans le presque désert de son wagon. Fébrile, il ne cessait de gigoter sur son siège, soupirait, sans que personne en fût gêné par ailleurs. Son seul compagnon de voyage était un vieux monsieur qui, installé près de la porte coulissante à plusieurs rangées de lui, n’avait cessé de lire un journal dont le froissement des pages, parfois désagréable, s’acoquinait avec le bruit traditionnel du train. Une fois, Johan se leva, pour se débarrasser d’une idée déplaisante. Il traversa le wagon à deux reprises, sans que le vieil homme ne tourne la tête en sa direction. Le patriarche était vêtu d’un costume gris perle, plutôt froissé, d’un gris comparable à celui des espaces désolés qu’ils traversaient. Son visage glabre s’affaissait par endroits ; il avait ôté ses chaussures, qui reposaient, impeccablement alignées, sur le siège vide à ses côtés. Des chaussures noires, couvertes de poussière grise. Johan s’était rassis, plus mélancolique que jamais.

Bien que gravement brouillé depuis plusieurs mois avec son frère jumeau écrivain, Timon, Johan Lunoilis accourt sur place lorsqu’il apprend son inquiétante disparition, ainsi que celle de sa femme, Ilanda, dont le cancer inopérable avait provoqué leur retraite commune dans la petite ville de Riemech, loin des cercles littéraires où Timon évoluait depuis le succès de ses romans historiques. Se plongeant dans les récents écrits non publiés de son frère, qu’il exhume du fatras ordonné de son étrange « bureau », il découvre, au fur et à mesure des biographies d’écrivains fictifs concoctées au fil des « dernières » semaines, une porte métaphorique ouverte vers l’impensable, au carrefour des réalités qui n’en sont pas et des fictions qui empiètent et débordent.



L’itinéraire labyrinthique intrigua Johan, qui se posait des questions sur l’équilibre mental du préposé à la signalisation. Sens uniques ou interdits se succédaient sans faiblir, au point que Reuleville, un instant agacé, finit par s’isoler dans une impasse. Le panneau qui la signalait était à moitié recouvert par les feuilles d’une glycine indomptée, qui débordait d’une murette de clôture. Un sourire contrit servit d’excuse à l’officier de gendarmerie. Au cours de ce trajet pour le moins sinueux, ils ne croisèrent que peu de véhicules. L’espace paraissait plutôt dévolu aux piétons, qui eux ne manquaient pas, emmitouflés et encapuchonnés pour se protéger du froid et du vent qui gagnaient sur les hauteurs. Une fois le véhicule garé aux abords d’une grande place, dont l’esplanade semblait faite d’un marbre doré, à peine taché par les intempéries et les oiseaux, ils firent route vers le cœur de la vieille ville. Johan admira en s’éloignant les magnifiques bâtisses collées les unes aux autres qui bordaient la place, toutes installées avec autorité sur d’antiques arcades. Il releva l’épaisseur considérable de ces dernières : leurs assises dépassaient le mètre en certains endroits. Certaines maisons se penchaient de façon croquignolette, comme si elles étaient prises d’une ivresse passagère et sans incidence, sachant pouvoir compter sur la solidité des galeries. Une force sourdait de cet endroit, qui partait du tréfonds de la terre pour rejoindre le dôme du ciel.
Ils s’engagèrent dans une venelle que Johan n’aurait pas remarquée sans Reuleville. Elle grimpait un peu, et il trébucha sur un pavé bosselé ; une faute due à la curiosité : la rue étroite recelait de petits trésors d’architecture figurative. Alors que Johan s’attendait aux représentations classiques de goules, de stryges et autres démons ancestraux dans un tel sanctuaire médiéval, il ne vit aux frontispices des portes, aux bords des fenêtres ou au bout des faîtières que d’élégantes statuettes, visages épanouis d’enfants ou de femmes jeunes, comme nettoyés et brossés de la veille, débarrassés des mouchetures noirâtres du temps. Quelques commerces s’égaillaient dans le passage, un pharmacien, un bouquiniste, une crêperie, un serrurier. Des choses banales dans un endroit paisible. Reuleville marchait assez vite ; quelques mètres les séparaient. Johan pressa le pas pour le rejoindre quand il tourna sur sa gauche. Le gendarme, sans se tourner, lui montra du doigt le panonceau indiquant le nom de la ruelle qu’ils empruntaient à présent : la rue des Paillons.
– On arrive, dit-il simplement.
Johan ne répondit rien. Cette fois, la rue, dallée de lourds pavés à l’instar de toutes les autres, descendait franchement. Aucune maison ne paraissait avoir la même hauteur : certaines, petites et fines, se blottissaient au milieu d’opulentes dont les toits pointus et à multiples déclivités dessinaient des arabesques dans le jour mourant. Les réverbères anciens, bien que disposés à des intervalles peu réguliers, éclairaient avec netteté la rue pentue et la plaque étrange devant laquelle Johan et le capitaine Reuleville s’arrêtèrent.

C’est grâce à ma collègue et amie Marianne (Charybde 7, sur ce même blog, qui évoquait justement et magnifiquement, dès l’origine, ce « L’ami Butler », publié chez Quidam en 2007, ici) que je voulais depuis longtemps me plonger dans les romans de Jérôme Lafargue. Las, la répartition des lectures que nous pratiquons souvent, de facto, au sein de notre librairie, ne m’avait jusqu’ici permis de goûter directement que les belles nouvelles « Nage entre deux eaux » et « Les venues », en attendant une occasion qui s’est présentée en ce mois de janvier 2020, avec le retour de l’auteur à la librairie pour une nouvelle rencontre, après celle de mars 2015, que l’on peut écouter ici.

L’entrée en réalité d’écrivains imaginaires est une ressource littéraire délicate, souvent magnifiquement exploitée par une certaine littérature espagnole mais surtout sud-américaine (dont Jérôme Lafargue nous offre malicieusement comme le rappel, par l’intermédiaire de la nouvelle « Maria Sombrano », première publication en revue de Timon Lunoilis, faisant office de prologue au roman, et y convoquant ainsi insidieusement Rubén DaríoLeopoldo LugonesHoracio QuirogaVirgilo PiñeraJulio Cortázar, sous l’ombre tutélaire amusée, naturellement, de Jorge Luis Borges et d’Adolfo Bioy Casares). Ni Enrique Vila-Matas ni les redoutables duettistes Éric Bonnargent et Gilles Marchand du « Roman de Bolaño » ne se trouvent bien loin de là. Jérôme Lafargue ajoute pourtant à son impressionnant brio intellectuel dans ce domaine du jeu deux dimensions relativement souterraines et en tout cas plus rares : celle qui lui permet de pousser beaucoup plus loin qu’il n’est coutume les paradoxes et les vertiges de la création littéraire, d’une part, et celle qui lui permet d’ancrer des jeux éminemment cérébraux dans un décor concret de haute volée, par la grâce de la petite ville de Riemech (les anagrammes et jeux de mots sont nombreux dans « L’ami Butler »), de ses venelles et de ses pierres de taille, de sa nature omniprésente et de ses coteaux pentus.

À une ou deux reprises, Johan ne put s’empêcher de sourire devant le ton employé. Il retrouvait un peu du sens de la dérision de son jumeau. Il se souvenait très bien de Maria Sombrano. Une première publication ne s’oubliait pas, d’autant qu’il en avait lu plusieurs esquisses avant la version définitive. Le jour de la parution, les responsables de la revue avaient organisé une fête dans l’appartement de l’un d’eux. Aucun n’avait plus de vingt-cinq ans à l’époque et, s’ils avaient la sagesse de ne pas prétendre révolutionner le microcosme littéraire, ils ne dédaignaient pas à l’occasion y jeter un peu de soufre. Aux côtés de textes inédits de jeunes auteurs, on trouvait ainsi des critiques féroces et des cris de rage devant l’oubli dans lequel étaient relégués de vieux écrivains déchus. Johan participait aux illustrations, mais préférait les agapes d’après bouclage, comme la grande majorité de tous ceux qui firent un bout de chemin avec Hundépendant ! Il s’imagina les émotions que Timon avait dû ressentir lors de l’exhumation de ce texte fondateur.

En compagnie de Maria Sombrano (1876-1967), d’Owen W. Butler (1861-1902), de Ricardo Rekarte (1912-1934), de Malcolm Dunbarne (1965-1997), de Georges Gourdeleyre (1904-1959) et de l’Abbé Romejols (1145-1198) – celui dont la biographie nous échappe comme à son rédacteur -, jouant même avec les ressorts secrets d’une politique de l’absurde comme le « Roman fleuve » d’Antoine PiazzaJérôme Lafargue nous invite à une féérie inquiétante de la littérature, de l’obsession égoïste du créateur, des jeux de miroirs et de labyrinthes, en une fascinante quête de sérénité et d’apaisement, au cœur même des tourbillons de l’imaginaire et du réel.

Jérôme Lafargue

Jérôme Lafargue - l’Ami Butler - Quidam éditeur
Charybde2 le 7/20/2020

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