Jérôme, de Jean-Pierre Martinet par Claro
Jean-Pierre Martinet a eu une vie de merde – mais bon, il n’est pas le seul. Loin de là. C’est même la norme, si on y réfléchit bien. Statistiquement, vu le monde dans lequel on vit, les chances d’avoir une vie de merde sont littéralement écrasantes. C’est indéniable. C’est un fait. Et dire le contraire serait aussi con que de récuser le terme de violences policières en ce moment.
Martinet a perdu son père alors qu’il était encore jeune, mais bon, là encore il n’est pas le seul. Et puis il faut bien que les pères meurent un jour. Il faudrait aussi que les violences policières cessent, mais c’est un autre problème. Ou pas.
La mère de Martinet – appelons-la Madame Martinet – s’est donc retrouvée veuve – mais bon, elle n’est pas la seule dans ce cas-là. Les hommes vivent moins longtemps que les femmes, c’est connu, même si on se demande bien pourquoi, peut-être parce qu’au dernier moment ils se disent que ça suffit comme ça, qu’ils ont assez pourri la vie des femmes, qu’elles ont droit de respirer un peu. On aimerait parfois que les violences policières prennent modèles sur les pères qui meurent jeunes. Mais c’est peut-être trop leur demander.
Deux des frères de Martinet étaient des arriérés mentaux, mais bon, il ne devait pas être le seul dans ce cas-là. L’arriération mentale est quelque chose de très courant. Elle existe sous de nombreuses formes. Il suffit de descendre dans la rue en ce moment et de se retrouver face à face avec des CRS pour s’en rendre compte.
Madame Martinet, en plus d’être veuve, était complètement barge. Mais les mères barges, ça court les rues, ça n’a rien d’exceptionnel. Ce n’est pas parce qu’elles sont veuves qu’elles n’ont pas le droit d’être barges. D’ailleurs, tant qu’à être veuve, autant être barge. La mère de Martinet était barge, elle déboulait dans les bistros de Libourne armée d’un pistolet en bois, elle criait « haut les mains ! » puis elle sifflait quelques verres. Elle ne devait pas être la seule. On ne va pas en faire tout un fromage. Et puis un pistolet en bois c’est quand même moins dangereux qu’un LBD.
Martinet, lui, n’était pas barge, du moins pas autant que sa mère. Il ne brandissait pas de pistolet en bois dans les cafés de Libourne, il ne tapait pas les gens à terre, il n’éborgnait personne pour le compte de le République. En revanche, il était persuadé que des oiseaux avec des becs d’acier allaient lui tomber dessus. Mais bon, il ne devait pas être le seul.
Martinet a essayé de gagner sa vie comme il a pu. Parce que, même une vie de merde, il faut bien la gagner. Alors il a acheté un kiosque à journaux. Quelle drôle d’idée. Pas forcément une idée de merde, mais pas loin. Il a vite fait faillite. Mais il ne doit pas être le seul type à avoir acheté un kiosque à journaux et à faire faillite. Personne n’a dit qu’une vie de merde se devait d’être originale.
Martinet a travaillé également à l’ORTF. Je vous passe les détails, mais le fait est qu’il a fini par démissionner. Là encore, on ne peut pas vraiment dire qu’il est le seul à avoir démissionné d’un boulot. Ç’aurait pu être pire. Il aurait pu se faire virer. Il aurait pu travailler pour BFMTV ou récuser le terme de violences policières. Mais non, il a juste démissionné, ce que certains devraient faire avant que tout leur pète à la gueule. Je ne citerai personne.
Je ne crois pas l’avoir encore dit, mais Martinet écrivait. C’était un écrivain. Et comme tous les écrivains, il a annoncé un jour qu’il abandonnait la littérature. Par la suite, il a écrit encore deux livres. Il n’est pas le seul écrivain à avoir dit qu’il abandonnait la littérature et à continuer à écrire et publier. C’est triste, mais c’est comme ça. Enfin, je dis c’est triste, mais non, ce n’est pas triste, du moins dans le cas de Martinet, je suis ravi qu’il ait continué d’écrire. Ce qui est triste, c’est tous ces écrivains qui annoncent qu’ils n’abandonnent pas la littérature, alors qu’en les lisant il est clair que c’est la littérature qui les a abandonnés. Là encore, je ne citerai pas de noms. On est civilisés ou on l’est pas.
Puis Martinet a sombré dans l’alcool. Et aussi dans l’alcoolisme. Les deux vont souvent de pair. Je dis « sombré » parce que c’est comme ça qu’on dit. On pourrait dire : il s’est hissé dans l’alcool, ou encore il s’est élevé dans l’alcool, mais en fait ça ne serait pas très crédible, alors on préfère dire « il a sombré ». Bien sûr, il n’est ni le premier ni le dernier écrivain à sombrer, que ça soit dans l’alcool, la nostalgie ou la gloire, vous vous en doutez bien. Tant qu’à avoir une vie de merde, autant faire les choses dans les clous. Et tant qu’à sombrer, autant le faire corps et âme.
Ça tombe bien, parce que Martinet est mort d’une embolie cérébrale, mais bon, ce n’est pas très original, et des dizaines de milliers d’autres gens sont morts, meurent ou mourront d’embolie cérébrale. Martinet est mort seul, comme des centaines de milliers d’autres gens, qui bien qu’étant des centaines de milliers, meurent seul. Martinet est mort pauvre, comme des milliards d’autres gens, qui pourtant n’ont jamais entendu parler de la théorie du ruissellement. Bref, Martinet a coché à peu près toutes les cases du formulaire « Vie de merde ».
En un sens, on peut dire que Martinet a vécu une vie de merde exemplaire – mais bien sûr il loin d’être le seul dans ce cas-là. Parce qu’il est assez courant de perdre son père jeune, d’avoir une mère folle, de faire faillite, d’être poursuivi par des oiseaux au bec d’acier, de se payer une embolie, etc.
En revanche, Martinet a écrit Jérôme, et là, pour une fois, on peut dire qu’il est le seul. Le seul à avoir écrit Jérôme. L’unique personne sur cette terre pourrie à avoir écrit ce roman extraordinaire. Parce que Jérôme n’est pas un livre de merde, même si son auteur a eu une vie de merde. Jérôme est ce qu’on appelle un soleil noir, pas la peine de vous faire un dessin, vous savez ce qu’est le soleil et vous savez ce qu’est le noir, le noir absolu. (Et merde aux violences policières.)
Claro le 24/02/2020
Jean-Pierre Martinet - Jérôme - éditions Finitude