Rater l'extrême-droite. Une critique des films "La Cravate" et "Chez nous" sur le RN
« Peut-on filmer un ''ennemi'' aujourd'hui sans utiliser les méthodes si souvent dénoncées de la propagande, en évitant la caricature ou la ''diabolisation'' de l'adversaire ou de l'ennemi ? ». La question formulée par Catherine Blangonnet a été posée en frontispice d'un numéro important de la revue Images documentaires (n°43, éd. Images en bibliothèques/BPI, quatrième trimestre 1995, p. 3). La question s'est toujours posée, elle n'a pas dans les faits cessé de s'imposer à des réalisateurs aussi différents que Charlie Chaplin et Marcel Ophuls, Werner Herzog et Claude Lanzmann, Rithy Panh et Barbet Schroeder. Même si l'on sait aussi que les réponses en fiction diffèrent de celles du cinéma ressaisi sur son versant documentaire. Ne serait-ce que parce que, dans le second cas, la part du réel y est aussi forte, voire davantage que celle recouverte par le champ de la représentation pour le premier cas.
La question de l'ennemi, de l'adversaire pour l'énoncer de manière plus appropriée (puisque l'ennemi engage, de Lénine à Carl Schmitt, la possibilité de son meurtre), reste cruciale pour qui lutte, notamment contre l'extrême-droite. Et elle est décisive pour un cinéma qui persévère à entretenir encore le souci des rapports critiques entre esthétique et politique, tenant le point que les questions politiques appellent moins dans les films des réponses politiques que des réponses esthétiques. Les deux auteurs de La Cravate ont dû forcément se poser la question de l'adversaire en composant le portrait à la fois documentaire et distancié de Bastien, un jeune militant du Front National originaire de la Somme réjoui par la présence de Marine Le Pen au second tour des élections présidentielles de 2017. Et pas moins Lucas Belvaux avançant avec son film de fiction Chez nous (2017) le récit édifiant d'une femme de bonne volonté dont les sincères aspirations politiques vont se casser le nez sur la réalité cachée d'une organisation politique manipulatrice largement démarquée du FN.
Cette question si compliquée de l'adversaire filmé qui l'est avec des moyens qui ne sont pas ceux de l'hostilité ou de l'inimitié, il paraît impératif de la reposer à nouveaux frais si l'on veut affronter les difficultés charriées par les films respectifs de Lucas Belvaux et d'Étienne Chaillou et Mathias Théry qui se la posent si mal. Si mal en effet qu'on se demande comment il est possible en prenant appui sur les ressources données par de pareils exemples d'enrayer la probabilité tenace de la présence d'un candidat d'extrême-droite au second tour des prochaines élections présidentielles de 2022. La seule option face à l'extrémité reste en dernière instance, encore et toujours la radicalité.
10 février 2020
"Chez nous" (2017) de Lucas Belvaux
Fausse fausse conscience
Didactisme mutilé
Champ (fiction) Que peut le cinéma ? Quelque chose comme le dit un jour Jean-Luc Godard inspiré par l'extrait le plus fameux de Qu'est-ce que le Tiers-État ? (1789) de l'abbé Sieyès, si tant est que l'on prête en effet au cinéma de n'être rien comme de vouloir tout. Entre tout et rien, il y a donc quelque chose, par exemple le dixième long-métrage de cinéma de Lucas Belvaux, Chez nous, qui est sorti dans les salles françaises deux mois pile avant le premier tour des élections présidentielles de 2017 en nourrissant la croyance minimale qu'un film pourrait a minima servir à faire bouger les lignes. Que pourrait donc faire un film à l'instar de celui-là, bien décidé à mettre les pieds dans le plat d'un service médiatique ayant tellement emprunté les autoroutes du sécuritaire qu'il aura depuis quinze ans pavé d'or électoral le Front National, en proposant le récit initiatique d'un engagement politique en forme de déconstruction bénéfique des illusions censées caractériser des engagés aussi sincères qu'authentiquement embobinés ?
Malgré les masques d'une fiction s'autorisant de l'adaptation d'un polar de Jérôme Leroy (Le Bloc en 2011) pour tenter de conjuguer l'évitement du procès avec l'allégorie, Chez nous s'identifie de toute évidence à un geste d'intervention citoyen, militant pour la seule cause consistant à subordonner, comme à l'époque héroïque de la « fiction de gauche », tout l'art du cinéma à la communication transparente d'un message circonstancié. Un message partageable en ses bords (voter pour le parti de Marine Le Pen est une erreur mais un premier biais consisterait déjà à se demander si, sociologiquement, le film ne s'adresse pas à au seul groupe des convaincus). Mais inconsistant en son fond (la récit de l'erreur des classes populaires se trompant de colère relaie l'antique discours archéo-stalinien de la prise de conscience toujours différée, triomphant dans l'après-coup des leurres de la fausse conscience illusionnée qui finissent heureusement toujours dissipés grâce aux éclairages du discours du maître).
C'est pourquoi le film de Lucas Belvaux est si irritant en ceci qu'il fait à ses spectateurs une énième leçon de civisme, ignorant que le discours des consciences abusées n'est jamais loin d'instruire aussi le mépris de classe en raison duquel des franges entières des classes populaires rallie justement le discours « anti-système » de l'extrême-droite (on dira que ce mépris est objet dans le film de critique, on répondra alors que la critique est d'ordre strictement scénaristique, effectivement bloquée au niveau de la forme cinématographique). Comme la leçon est administrée dans une manière didactique si pataude (Émilie Dequenne joue une sympathique infirmière originaire du Nord-Pas-de-Calais convaincue que l'équivalent fictionnel du FN est le seul parti politique relayant authentiquement ses convictions civiques jusqu'à comprendre ses liaisons secrètes ou cachées avec des groupuscules fascistes), elle n'aura visiblement tiré aucune leçon pratique des effets d'estrangement de la distanciation brechtienne en ce qu'elle oblige l'exercice critique à mener la critique à son terme incluant le médium lui-même. Didactisme mutilé.
Si l'on a compris que le récit d'initiation d'un engagement en politique doit nécessairement se renverser en récit dialectique de contre-initiation (les fondations de l'engagement trahissent car elles sont faussées) au nom du vieux trope idéologique de la prise de conscience différée, les tours et détours de la prise de conscience restent cependant marqués d'une coûteuse ambivalence.
Le piège aveugle du populisme
D'un côté, Lucas Belvaux insiste à raison sur les contradictions intrinsèques que recouvre la notion piégée de populisme. L'organisation censée avoir remplacé le parti communiste français (lourdement exemplifié ici par le père de l'héroïne, vieux militant ouvrier asphyxié par l'amiante) dans la représentation des intérêts des classes populaires fragilisées par le néolibéralisme n'est pas un parti à base ouvrière mais un parti formé de cadres et de riches notables (représentés en la circonstance par le médecin roué joué par André Dussollier). De fait, le « populisme » du FN constitue un « dangereux contresens » comme l'aura analysé il y a plus de dix ans déjà la politiste Annie Collovald. Le consensus critique et médiatico-politique réitéré du populisme est en effet aussi infondée s'agissant de l'histoire du parti d'extrême-droite qu'il véhicule également la stigmatisation des classes populaires naturellement enclines à privilégier les figures autoritaires qu'elles soient indifféremment de gauche comme de droite. Sauf qu'il y a, comme on l'aura précédemment fait remarquer, un sérieux doute à émettre concernant une fiction privilégiant à ce point l'abus de conscience des classes populaires. L'héroïne est suffisamment décervelée pour décider en effet de représenter au niveau électoral l'antithèse politique de l'existence menée par son père malade à en crever et elle continue de surcroît à vouloir continuer à voir ses patients habitant les quartiers populaires jusqu'à provoquer à son insu des rixes entre bandes de jeunes et groupuscules de fachos.
Il est vrai que la bêtise des uns se paie de l'intelligence de ceux qui la prennent pour cible, le monde se divisant dès lors en deux catégories : ceux qui savent et les autres, ces ignorants à qui un maître fait heureusement la leçon. Mais le sachant aura pour le coup oublié que la leçon reproduit aussi sur le plan symbolique un pur rapport de classes (il y a eu pourtant des ouvrages décisifs à ce sujet, par exemple quelques-uns signés de Jacques Rancière, du Philosophe et ses pauvres en 1983 au Maître ignorant en 1987, avérant que l'on peut revenir plus intelligent des ornières idéologiques d'un militantisme dogmatique passé).
D'un autre côté, les divisions du populisme identifiées aux contradictions de classes clivant la base électorale du FN de ses cadres dirigeants se voient redoublées d'une autre ligne de division consécutif à l'histoire mouvementée de l'extrême-droite des cinquante dernières années. C'est qu'à l'instar du populisme, l'extrême-droite est elle-même divisée, entre sa base historique fasciste et sa conversion « post-fasciste » (Enzo Traverso), manifeste avec son intégration au consensus institutionnel républicain comme aux manières managériales et communicationnelles caractérisant l'actuel champ du politique. Cette division avait déjà été investie par Un Français (2015) de Diastème, intéressé à montrer comment les skinheads avaient formé l'avant-garde musclée d'un parti qui depuis l'avait sacrifié en raison de sa stratégie marketing (par ailleurs gagnante médiatiquement) de dédiabolisation. C'est pourtant à cet endroit-là que réside l'autre grand problème de Chez nous qui, s'il fait doctement la leçon de l'abus de conscience de classes populaires flouées par leur manque de conscience ou de lucidité, ajoute au constat de la cécité celle des liaisons continuées des liens entre fascisme groupusculaire et post-fascisme stratégique. En oubliant dans la foulée que l'exacerbation du biais populiste constitue en soi une tache aveugle.
Caricature contre caricature
Ainsi, l'héroïne devra comprendre les choses deux fois : une première fois par amour pour l'ancien skinhead sauvé parce qu'il s'oppose au vieux notable toujours moins sympathique ; une seconde fois contre son amour qui, quoi qu'il en ait dit, est resté un indécrottable facho. Non seulement l'infirmière représente la figure exemplaire du lien social qu'il faut soigner après avoir été tellement effiloché (dans Chez nous comme dans La Fille inconnue des frères Luc et Jean-Pierre Dardenne en 2016). Mais la figure déploie aussi toute sa dimension apolitique et misérabiliste, le monde n'apparaissant dès lors plus que comme un vaste désert urbain où pullulent sans réserve ni reste, précédées par une musique péniblement anxiogène, toutes les paroles réactionnaires (des opinions d'Eric Zemmour aux chansons de Patrick Sébastien en passant par les enfants eux-mêmes, blondinets proto-fascistes ou blogueurs extrémistes faisant l'admiration maternelle).
De fait, la cécité est celle du film de Lucas Belvaux, et elle l'est même deux fois : parce qu'il est concerné par les nécessités datées de la prise de conscience à délivrer par le maître instructeur en généreuses et salutaires leçons civiques ; parce que son regard obtus à vouloir faire la leçon citoyenne impose l'absence fallacieuse car absolue de toute politique parmi les classes populaires du nord de la France. Il n’y a pas de fausse conscience populaire à éclairer mais des affects et des complexions affectives au principe d’opinions et de jugements issus de toutes les classes et accaparés par des entreprises politiques dont certaines sont désastreuses quand d'autres, moins spectaculaires, ont encore cours dans des régions sociales qui échappent au radar de la représentation de Lucas Belvaux.
Il est vraiment curieux que l'auteur de Cavale (2003) ait mésestimé à ce point les leçons supposément tirées des impasses nihilistes des vieux militants révolutionnaires et dogmatiques qui, à l'instar de celui qu'il interprétait lui-même dans son film, pavent la voie royale de l'intention de la révolution avec les briques infernales du nihilisme. À moins d'admettre que, d'un film à l'autre, soit actée la disparition pure et simple d'une authentique politique d'émancipation populaire (il faudra à cette mesure apprécier alors comment le film déteste par exemple l'idée même de discipline politique, forcément totalitaire). Moyennant quoi, Chez nous ne ferait rien d'autre qu'intégrer poliment le triste consensus post-politique actuel. Et, selon un principe d’échanges autrement expérimenté avec le sympathique téléfilm Nature contre nature (2004), d’opposer à la caricature que serait l'extrême-droite organisée la caricature de sa dénonciation filmée.
28 février 2017
"La Cravate" (2019) d'Étienne Chaillou et Mathias Théry
Il l'a été trois fois
Plonger, surplomber
Contrechamp (documentaire) Parmi les éléments de réponse apportés par les rédacteurs de Images documentaires, Gérald Collas propose de penser l'altérité au prisme de l'adversité en soulignant notamment comment l'adversaire peut utiliser à son avantage le dispositif cherchant à lui faire tomber la veste au nom de la vérité. Et de conclure provisoirement ainsi : « Se tailler un ennemi sur mesure, c'est éviter d'avoir à prendre sa mesure » (p. 19). « Confondre l'ennemi sans se confondre avec lui » pourra pour sa part résumer François Niney (p. 23). Enfin, dans un article important signé Jean-Louis Comolli et intitulé « Mon ennemi préféré ? », y est entre autres rappelée la vérité pléonastique de l'humanisme caractéristique de l'art cinématographique qui « reconnaît de l'humain en l'homme, fût-ce le pire ennemi » (p. 48). Parce que, « au cinéma, l'envers est toujours complice », la réversibilité cinématographique possède sa morale proverbiale : « à qui perd gagne » (p. 48). On retiendra encore l'idée ramassée par une forte citation de Robert Kramer selon laquelle, pour se protéger relativement des ambivalences des images et des mirages de leurs semblants, il est impossible de filmer l'ennemi sans s'intéresser à « la partie de l'ennemi qui est en nous » (p. 7).
Relire un numéro de Images documentaires vieux de 25 ans, un quart de siècle déjà, donne à repenser l'actualité critique d'une problématique que ne démentit pas La Cravate qui s'y frotte certes mais en s'y piquant si souvent, comme médusé par ses illusions d'immunité, victime aveugle d'auto-immunité. Le film d'Étienne Chaillou et Mathias Théry promet donc de se frotter à une figure quelconque et exemplaire de l'extrême-droite française en proposant de faire une plongée à double détente, dans la tête d'un jeune militant comme dans l'organisation politique où il milite, ainsi ressaisie de l'intérieur, subjectivement. Le documentaire impose cependant le sens profond de la plongée visée, et cela d'emblée, au premier degré qui est aussi le dernier : le premier plan consiste en effet en une prise de vue à 90° depuis le plafond. En plongée étalée par l'emploi du format large anamorphosé. Le plan montre un espace étrangement neutre et sans situation, éclairé de surcroît par une lampe de bureau comme on en trouverait dans un commissariat de police, avec fauteuil et table basse où reposent verre d'eau et petits gâteaux. Ce salon de nulle part et abstrait est le pur artefact d'une mise en scène ostentatoire et surexposée au nom de laquelle La Cravate veut à la fois certifier la validation morale du film par l'assentiment de son protagoniste et les retours réflexifs permettant d'en améliorer avec sa participation le portrait brossé.
Cette plongée filmique s'obstine pourtant à indiquer autre chose, qui relève de l'imaginaire propre à la culture visuelle déposée dans l'inconscient de cette prise de vue. La verticalité de qui occupe sur son objet le point de vue surplombant de Sirius peut, on le sait, se décliner tantôt avec le regard du démiurge hitchcockien dans le cinéma hollywoodien, tantôt dans la vision picturale et orthodoxe du christ pantocrator qui hante selon Chris. Marker le cinéma d'Andreï Tarkovski. Dans le documentaire qui requiert avec le principe de l'entretien le postulat absolument égalitaire des sujets respectivement filmant et filmés, ce genre de prise de vue est inattendu, mais cependant révélateur d'une orientation de fond. Le dispositif non seulement dévoile ses artifices de mise en scène ajointant la moralité à la réflexivité, mais il exhibe aussi et surtout une hauteur de vue qui court toujours le risque de se confondre avec un regard hautain. Une manière de supériorité, gage d'une morgue dont Bastien expliquera plus tard que, pour reprendre ses propres termes, l'« élitisme » et la « bien-pensance » ont causé les blessures narcissiques au principe de ses engagements politiques.
Avant donc d'être filmé en face à face au cours des entretiens où le militant lit le résumé impersonnel de son histoire personnelle entrecoupée de pauses et retours divers, Bastien occupe une position toujours déjà d'en bas filmé d'en haut. La Cravate se tiendra jusqu'au bout à cette impulsion : prendre de haut amorce une démarche verticale et hiérarchique qui va s'ingénier à couper la parole, quitte à parler à la place. Il y a des ouvertures paradoxales qui révèlent des fermetures contradictoires et la réversibilité cinématographique théorisée par Jean-Louis Comolli (« à qui perd gagne ») peut alors se renverser ainsi : « à qui gagne perd ».
La voix de son maître, un ventriloque
La Cravate adopte un régime narratif particulier un principe de fer, celui du discours indirect. Toutes les séquences dans lesquelles Bastien est filmé en situation de militantisme, sur le terrain, sont dominées par la voix de l'un des deux réalisateurs, Étienne Chaillou. Et elles s'autorise même à se substituer à la plupart des dialogues directs échangés sous la forme de la subjective indirecte libre. La voix off domine ainsi le champ sonore en arraisonnant les voix in qui se retrouvent dès lors contraintes à occuper la portion la plus congrue de la narration. Mêlant l'observation factuelle, l'analyse psychologique et la description ironique, la voix off est celle du maître, l'organe de qui fait récit de celui qui a vécu son histoire en étant littéralement exproprié de son écriture et de son énonciation. La description des logiques hiérarchiques propres à l'organisation politique est une chose nécessaire. Une autre appartient pourtant à la position cinématographique hiérarchique adoptée. Inaugurée par la plongée initiale, elle se poursuit dans l'accentuation des moyens d'une narration univoque qui n'a pas d'autre obsession, là encore littéralement, que de couper la parole.
Si la cravate du titre expose son ambiguïté (le signe vestimentaire de la respectabilité peut serrer le cou de ses aspirants et les étouffer), elle dévoile aussi un sens moins calculé quand la voix off étrangle à ce point le cou des images. La cravate qui étrangle est une laisse qui se justifie en restreignant brutalement la liberté des images au nom d'un dirigisme rien moins qu'autoritaire et surmoïque, qui doivent faire là où on leur demande de faire. On se souvient alors très très fort du plaidoyer vibrant dans Le Gai savoir (1968) de Jean-Luc Godard, appelant à une minute de silence dédiée à « toutes les images absentes, images censurées, images prostituées, images critiquées, images dévoyées, images enculées, images matraquées ».
La voix de son maître est celle du surmoi qui sait tout, dit tout, voit tout, une voix dont le dire est un savoir qui dirige en commandant de voir ce qui se dit sans rien pouvoir entendre et voir d'autre. La voix du maître étend le domaine de sa supériorité en se doublant du texte écrit dans une langue autre que celle du sujet filmé, de fait cantonné à n'être que le lecteur certes critique du récit qu'il n'a pas écrit, de fait exproprié de l'écriture comme de la narration de sa vie, à la fin convaincu par la force de prescription du dispositif de la nécessité symbolique de cette expropriation de soi. La voix du maître parle donc à la place de celui qu'il asservit, cet autre taillé sur mesure afin d'éviter de prendre la mesure de son altérité pour paraphraser Gérald Collas. La Cravate est un exercice délirant de ventriloquie qui atteint son pic délirant quand, par effets de surimpression, la bouche du grand narrateur omniscient se met à souffler à l'oreille du protagoniste comme le petit démon intérieur de Socrate, son daïmôn.
Le daïmôn est ici la voix obscène du surmoi qui parle de haut et à la place, l'ordre de son discours celui d'une ventriloquie dirigiste doublée d'une expropriation narratrice. Si le film d'Étienne Chaillou et Mathias Théry ambitionnait de rendre compte de la ventriloquie des militants de base « parlés » par leur hiérarchie qui les trahit, il atteste de la plus désastreuse des façons que confondre la figure de l'adversaire finit dans la confusion avec les formes de l'adversité et c'est là un problème de fond.
Confession de l'ourson
(impasse de la rediabolisation)
Prendre de haut et surplomber, couper la parole et parler à la place, produire le texte d'une vie dans une langue autre que celle de qui l'a vécue en se retrouvant exproprié de son écriture : rien de plus autoritaire de la part d'un documentaire qui, pourtant, croit rendre gorge d'un parti marqué par le dirigisme de ses membres comme par l'autoritarisme de son programme. La voix off du maître ironise souvent (les inflexions de la voix-off moquant la présence de l'histrion Franck de Lapersonne), elle moralise autant quand elle se dédouble à l'occasion des échanges avec Bastien de part et d'autre du cadre (les réalisateurs surenchérissent ainsi en stéréo pour souligner les contradictions de Bastien, les parts secrètes de sa biographie comme les oublis fautifs de l'histoire de son parti). La Cravate n'en manque franchement pas une en multipliant les mauvais coups qui ne sont que des coups dans l'eau. Des coups pour rien sinon contre leurs auteurs cravatés par la logique perverse d'une boucle récursive, c'est elle qui impose en effet à la perversité de se voir finalement retournée contre leur envoyeur. La cravate est une corde de pendu, le nœud coulant est celui d'un film coulé.
Le documentaire extrêmement manipulateur d'Étienne Chaillou et Mathias Théry se donne donc une double ambition : d'une part faire la leçon morale à Bastien en le confessant ; d'autre part rappeler la figure du néonazi refoulée par l'opération de dédiabolisation du FN. D'un côté, le skinhead que Bastien a été et qu'il a voulu faire oublier au nom de ses ambitions indique les clivages d'un adulte qui porte encore les marques d'une adolescence blessée, s'exposant à la fin comme un gros nounours digne de tendresse (la manipulation des nounours, les auteurs de La Sociologue et l'ourson en 2016 en effet s'y connaissent). Lui faire la morale en le passant à confesse est terrifiant quand on y pense puisque le garçon en a tellement voulu au collège catholique de son adolescence qu'il a voulu en faire le terrain sanglant d'un nouveau Columbine. La dimension télévisuelle du film qui jouit de soumettre son sujet au rituel du confessionnal tout en garantissant quelques scoops n'arrange évidemment rien à cette ténébreuse affaire. De l'autre, on reconnaît, certes inversée, la trajectoire de Un Français (2015) de Diastème qui partait du skinhead pour remonter la généalogie de l'organisation politique dont la normalisation républicaine, institutionnelle et démocratique l'a obligée à se séparer de son bras armé populaire et originaire, musclé mais indiscipliné (créé en 1972 le FN est devenu depuis juin 2018 le Rassemblement National). La même stratégie est d'ailleurs significativement partagée par Chez nous (2017) de Lucas Belvaux : en frottant le vernis de la dédiabolisation exemplifié par les jeunes cadres du parti cravatés, on retrouvera le dégoûtant refoulé néonazi.
La nullité politique de La Cravate, plus accentuée comme on va le voir que dans Chez nous, est abyssale. Elle se vérifie déjà dans l'idée benoîte que la « rediabolisation » du FN serait la meilleure option pour en vaincre l'attraction populaire. Tordre le bâton dans l'autre sens consiste cependant à toujours tordre le bâton et des bâtons tordus ne font pas de dignes armes. Elles sont plus indignes encore quand le carriérisme et l'opportunisme sont perçus comme la vérité concrète d'opinions politiques creuses alors qu'elles mobilisent des affects et des passions que l'histoire de la famille Le Pen exemplifie sans peine. Diaboliser à nouveau trahit sans forcer que l'on reste captif du champ symbolique balisé par la stratégie de marketing politique du FN. Et réduire le champ de l'opposition politique à l'évocation euphémique d'Emmanuel Macron résumé en candidat « mystérieux » et à une figure militante d'En Marche décrite comme la seule antiraciste du coin est d'autant plus scandaleux avec le passage consacré à la lutte des salariés du site alors menacé de Whirlpool où manque rien moins que la présence pourtant médiatisée du journaliste picard François Ruffin (même s'il n'était pas encore affilié à la France Insoumise). Avec l'impasse de la « rediabolisation », le désaveu politique est immense, c'est un abîme plus grand encore pour les auteurs de La Cravate que pour celui de Chez nous qui a tourné son film avant la victoire d'Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017. Incapables qu'ils sont en effet de percevoir a minima que la faiblesse d'une force politique populaire organisée autour de l'idée égalitaire à reconstruire après le déclin électoral du parti communiste et la fin historique de l'expérience soviétique explique structurellement l'hégémonie des thématiques xénophobes et patriotiques accordée à ne pas bouleverser l'agenda néolibéral.
Conclure sur le gros nounours sauvé du skinhead et sur la résurgence spectrale du néonazi censée neutraliser l'opération de dédiabolisation du FN c'est rater deux fois le problème d'un parti politique immunisé contre la nullité de telles critiques. Si bien que l'existence même du film d'Étienne Chaillou et Mathias Théry lui donnerait au fond un autre argument prouvant qu'il joue correctement le jeu de la liberté d'opinion démocratique. La cravate à deux nœuds de la nullité politique et du ratage esthétique étrangle doublement les auteurs de La Cravate. Ayant voulu recréer par une somme d'artifices immodérée un adversaire à leur mesure, ils auront d'autant plus raté la mesure de l'adversité, la reconnaissance de l'ennemi qu'il y a en soi et les courts-circuits de la réversibilité cinématographique. Nœud coulant, film coulé.
Qui est le connard ?
Au terme du documentaire, Bastien pose la question suivante : « Suis-je un connard ? ». Le générique démarre, les crédits sont déroulés, la réponse est laissée en suspens, offerte au libre-arbitre du spectateur. Si le film d'Étienne Chaillou et Mathias Théry ne cède pas sur l'humanisme intrinsèque à l'art du cinéma, la réponse serait normalement non. Mais La Cravate y aura tellement insisté, et lourdement par surcroît, avec la voix univoque et autoritaire du maître chuchotant à l'oreille du jeune homme exproprié de l'écriture de son récit, avec le dirigisme professoral d'une leçon de choses morale voulue à la fois comme une confession (le militant a été un skinhead) et une conversion (le militant comprend les risques de son militantisme). Qui s'obstine à militer dans un parti pareil ou dans un autre semblable serait quand même un peu beaucoup une crapule. Même s'il ressemble à un nounours cravaté.
Les auteurs de La Cravate ont gagné la partie. Oui mais la réversibilité s'est dans leur dos accomplie contre eux, « à qui perd gagne » renversé en « qui gagne perd ». La supériorité dont Bastien a été victime, cocufié par les autorités qui l'ont avec morgue méprisé, un mauvais feed-back en aura bêtement triplé la mise. Bastien l'aura été trois fois en effet, par les petits profs de l'école catholique de Beauvais, par les petits maîtres de l'école du parti d'extrême-droite, et par l'école du film dirigée par deux pédagogues ignorant qu'ils sont non seulement leurs pires ennemis mais également des maîtres ignorants. Qui est le connard ?
12 février 2020
Des Nouvelles du front
L'Autre Quotidien a la joie de vous annoncer sa collaboration avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Nous la laissons se présenter elle-même :
CONTRE L'ENVERS DU CINÉMA, LE CINÉMA CONTRAIRE
Avec la conjonction de l'esthétique et de la politique, se pose l'affirmation d'une nécessité d'essayer de penser les images à l'endroit même (le cinéma) où elles seraient paradoxalement, à la fois les plus faibles peut-être (en termes de rapports de force faisant l'actuel capitalisme médiatique et culturel) et peut-être aussi les plus fortes (en promesses de sensibilité, de pensée et d'émancipation). Et il n'y aurait là rien de moins politique dès lors que l'on refuse de cantonner, ainsi qu'y travaille par ailleurs la doxa, les choses (cinématographiques) de la sensibilité et de l'esprit dans les marges de luttes qui, où qu'elles se produisent, ne le font que depuis l'esprit et la sensibilité de ses acteurs et de ses actrices. Donc, des nouvelles du front, comme autant de prises de positions.