Le supermarché (critique) des images inscrit la philo comme représentation au Jeu de Paume
Changement de paradigme au Jeu de Paume. Après le Soulèvement de Didi-Huberman, c’est Peter Szendy qui s’y colle avec son étude “Le Supermarché critique des images” développé dans tout l’espace du lieu et qui montre comment on est passé des images de la vitesse à la vitesse de celles-ci. De Virilio à Szendy, un changement cartographié sur place en autant d’étapes que de participants…
Sous la direction de Peter Szendy, aidé par Emmanuel Alloa et Marta Ponsa, cette exposition illustre comment notre monde est sursaturé d'images : Plus de trois milliards d’images partagées chaque jour sur les réseaux sociaux, est-il précisé dans la présentation qui en a été donnée au Jeu de Paume. Si bien que l'espace de visibilité du réel se trouve escamotée voire quasi biffée tant les interstices pour le laisser passer devient parcimonieuse.
Selon certains penseurs notre espace mental et visuel est déjà totalement envahi. De plus se pose le problème du stockage, gestion, transport (électronique ou non) des images et tout autant la question de leur fluidité ou de leur glu en des échéances aux valeurs discutables.
L’ouvrage ( Le Supermarché du visible aux éditions de Minuit) dont est issue cette exposition souligne la dimension économique de l'existence des images qui prend le nom d’iconomie. Les images présentées au Jeu de Paume permettent de s'interroger sur les les bouleversements que ces représentations entraînent, en affectant l’économie sous divers plans : compilations, matières supports, raréfaction et mutation du travail en ce mouvement vers une immatérialité et de nouvelles modalités d'expressions.
Les œuvres posent surtout la problématique de la visibilité à l’ère de l’iconomie qui est aussi une e-conomie globalisée. Elle précise enfin une "cristallisation momentanée comme l’équilibre provisoirement stabilisé des vitesses qui la constituent". De telles images sont – à travers celles de l'économie – la valorisation dispendieuse des systèmes de représentation. Et cela remet en jeu, mais pas forcément en joie, la théorie de la valeur de l’art dans la société actuelle et sa place …
La fondation Vuitton ou la future Bourse du commerce relookée par Tadao Ando en sont des épiphénomènes assez parlant car, l’art y passe imperceptiblement ( vraiment? ) d’un bien public à une partition privée réservée aux très grandes fortunes qui y trouvent la seule valeur d’unicité qui compte, la rareté. Dès lors, un Van Gogh attribué aux enchères pour quelques $ 150 millions, le fait passer d’un statut d’édification culturelle partagée à une confiscation pure et simple. Soit, la seule façon trouvée par les puissants pour sortir de la spirale du tout spectacle de Debord où la multiplication des images finit par brouiller le monde de son infini multiplicité et de son flux continuel. Et la réussite de l’expo est bien là, à vous assommer de messages/images pour vous signifier le seul présent à (sur)vivre ; celui où il faut faire un choix dans des flux pour ne pas en être essentiellement dépendant ( tu lâches FB ou Insta, quand tu veux kiki, ce ne sont que les parties visibles de l’iceberg!). Les artistes invités pour cette exposition portent heureusement un regard critique sur ces phénomènes, à représenter des espaces de stockage, numériques ou matériels dans des dimensions surréalistes, la circulation des oeuvres, des images, la façon dont le marché de l'art évalue ou dévalue des pièces ou des artistes... Ils donnent de la visibilité et du sens à cette économie devenue floue à dessein, en rapport avec la globalisation et les expropriations symboliques auxquelles elle donne lieu. On peut trouver ironique que cette exposition débarque en plein macronisme, dont la caractéristique est justement de détourner images et discours à son seul profit, après avoir asservi les médias pour unifier son propre discours.
La seule parade pour l’artiste est de vivre comme artisan, à vendre ses productions à quelqu'un en particulier, dans un endroit donné, précis. Ce rapport va de soi, et petit à petit, avec les ventes aux enchères de plus en plus impressionnantes, la bourse de l'art, on semble perdre de vue ce rapport artisanal et économique premier. Les échanges, la fluidité, le stockage des produits artistiques, c'est tout un monde qui est actuellement bouleversé par ces changements. Sans moralisation excessive, l'exposition dresse un bilan du monde de l'image et dessine ses perspectives, en une belle invitation à la prise de conscience. Pour le dépassement, c’est à venir… Recommandée pour l’immersion à laquelle elle donne lieu.
Jean-Pierre Simard le 13/02/2020
Le supermarché des images-> 07/05/2020
Jeu de Paume, 1, place de la Concorde 75008 Paris
Et, si vous êtes saturés d’images en sortant, la réflexion se poursuit avec le très intéressant catalogue éponyme publié chez Gallimard.