A la redécouverte d’un grand du jazz d’ici : Jef Gilson

Grand passeur de musique, figure obligé du jazz d’ici, on a trop souvent oublié Jef Gilson, le clarinettiste devenu pianiste et arrangeur grandiose. Les deux rééditions de Souffle Continu sont là pour rappeler non seulement l’importance de la figure, mais le plaisir déployé. Explications.  

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 Empruntons sans vergogne la description que faisait en 2017 Alex Duthil du musicien qui nous occupe aujourd’hui, avec les deux ressorties vinyliques du label Souffle Continu :  Le Massacre du Printemps et La marche dans le  désert de Sahib Shihab et du Gilson unit Question… 

Question :  Quel est le seul artiste français à avoir assuré une première partie de John Coltrane (au Festival d’Antibes, Juan-les-Pins en 1965), à avoir lancé le futur gotha du jazz français dans ses orchestres (Henri Texier, Jean-Luc Ponty, Bernard Lubat, Michel Portal, Bernard Vitet, Christian Vander, François Jeanneau…), à avoir été remixé, joué et compilé par Four Tet, à être aujourd’hui plébiscité et collectionné par Gilles Peterson (Worldwide), Thurston Moore (Sonic Youth) ou Dan Snaith (Caribou) et dont l’œuvre a fait l’objet de plusieurs compilations chez l’excellent label de réédition anglais Jazzman Records ?

Réponse : le chef d’orchestre, compositeur, pianiste, arrangeur, technicien son, producteur, chanteur, professeur, critique et label manager Jean-François Quiévreux, alias Jef Gilson, qui démarra sa carrière en jouant clandestinement du jazz sous l’Occupation avec Boris Vian et la termina en 2002 à cause d’une attaque qui le laissa partiellement paralysé du côté gauche. Il s’éteindra dix ans plus tard, à 85 ans passés, le 5 février 2012.

En plus d’un demi-siècle de carrière, Jef Gilson aura donc occupé à peu près tous les postes possibles et imaginables dans la musique. Son nom côtoyait ceux de John Coltrane, Oscar Peterson, Sun Ra ou Ray Charles sur les affiches des 60 et 70, il a enregistré la nouvelle avant-garde dans son studio (Byard Lancaster, Archie Shepp, David S. Ware…) et il a surtout joué le jazz sous toutes ses coutures, des plus traditionnelles aux plus abstraites. Et pourtant tout le monde ou presque semble l’avoir oublié : Jef Gilson est le grand absent des livres d’histoire.

 

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Le Massacre du Printemps

Souffle Continu Records présente la première réédition en vinyle du Massacre du Printemps de Jef Gilson, sorti à l'origine en 1971. En 1971, au lendemain de la mort d'Igor Stravinsky, Jef Gilson, et son Unité (Pierre Moret et Jean-Claude Pourtier) ont rendu ce curieux hommage à la musique classique. C'est le jazz, la musique contemporaine et électroacoustique que le trio interroge à travers une séance de "bruit" sauvage évoquant aussi bien John Cage que Pierre Henry, John Coltrane que les Percussions de Strasbourg, l'Art Ensemble of Chicago que le Tacet de Jean Guérin. Le Massacre du Printemps est un étrange hommage à Igor Stravinsky, qui venait de mourir lorsque, en 1971, Jef Gilson a enregistré cet album incontournable du jazz expérimental français. "Trop de morceaux de musique finissent trop longtemps après la fin", aurait dit le compositeur russe, et voici que Gilson nous en offre... six ! Un drôle d'oiseau (de feu) était Jef Gilson. Clarinettiste venu jouer dans les clubs du sous-sol avec Claude Luter et Boris Vian, il s'est tourné vers le piano et a multiplié les expériences dans le jazz : bebop, choral, modal, libre, fusion... Mais pour l'instant, c'est un massacre ! Avec Pierre Moret à l'orgue et Jean-Claude Pourtier à la batterie, Gilson improvise avec style et brio. Sur la chanson titre éponyme de l'album, il joue également du tuba et invite Claude Jeanmaire à s'impliquer sur un piano préparé. Le printemps, pour les quatre musiciens ici présents, est balayé par les vents : ondulant, grondant, frénétique, on dirait Stravinsky joué par les "Percussions de Strasbourg" sans feuille de route ! Après quoi, derrière son piano électrique, Gilson avec Moret et Pourtier nous offre cinq autres "expressions spontanées non préméditées", comme il l'a écrit au dos de la pochette de l'album. Cinq expressions rusées et électriques qui sont comme la bande-son d'un film qui aurait pu être joué par l'Art Ensemble ou Jean Guérin. Sous licence de Futura / Marge. Remasterisé à partir des bandes maîtresses ; œuvre d'art restaurée avec bande obi.

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 La marche dans le  désert de Sahib Shihab + Gilson unit

Quand il rencontre Jef Gilson, en février 1972, le saxophoniste tourne sagement avec le Clarke-Bolland Big Band. La marche dans le désert, c’est donc l’occasion pour ce second couteau d’en démontrer. D’autant qu’il est affûté : auprès de Gilson et de son Unit (Pierre Moret aux claviers et Jean-Claude Pourtier à la batterie, avec qui le pianiste vient d’enregistrer Le massacre du printemps, mais aussi Jef Catoire à la contrebasse, Bruno Di Gioia et Maurice Bouhana à la flûte et aux percussions), Shihab profite d’une exposition inédite. Pour marquer le coup, il délaisse le saxophone baryton pour un soprano… varitone. Amplifié sans pour autant perdre sa sonorité naturelle, l’instrument rivalise de présence avec les claviers électrique et électronique de Gilson. Voilà bien de quoi changer la face du jazz modal : dans une forêt de percussions, Shihab et Gilson entament une marche lascive que l’auditeur n’est pas prêt d’oublier. Entre les deux prises de Mirage, Shihab renoue, au baryton, avec un jazz qu’il n’aura jamais su définir : « Pour moi il n’y a qu’une sorte de musique, la bonne. » Et autant vous prévenir tout de suite : La marche dans le désert, c’est de la bonne.

Comme évoqué plus haut, il existe des compilations sorties par Jazzman, mais d’ores et déjà le Souffle Continu envisage la suite pour bientôt. On peut dire que comme entrée en matière, c’est plutôt bien avec d’un côté le jusqu’auboutisme façon Zappa du Massacre et les envolées ethnologiques de la Marche. Idée de cadeaux, hein … 

Jean-Pierre Simard le 15/12/2020
Jef Gilson - Le Massacre du Printemps - Souffle Continuc Sahib Shihab et Gilson Unit - La marche dans le désert - Souffle Continu