Aesop Rock mérite enfin son nom de rappeur à l'antique avec “Spirit World Field Guide”

Il y a longtemps qu’on avait pigé la fixette d’Aesop Rock pour les monstres et autres créatures fantastiques. Mais il franchit le pas avec son dernier album qui plonge son bestiaire dans une cosmologie de bon aloi. Enfilez vos pelisses, sortez vos bâtons de berger, on décolle ! No Justin nor Bridou indeed… 

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Sa fixation est si profonde que lorsqu'il n'observe pas directement les créatures, elles sont toujours dans sa vision périphérique : Il s'associe à Homeboy Sandman dans le rôle de Lice ; son deuxième album avec son collaborateur de longue date Rob Sonic s'intitule Beastiary ; un squelette de dinosaure dalinien orne la couverture de Skelethon. Sur Spirit World Field Guide, cette fascination pour les créatures se transforme en une cosmologie. Les animaux ne jouent plus seulement le rôle de morsures dans les tapisseries complexes d'Aesop Rock, ils en sont les omphalos ; un tour qui s'appuie sur la misanthropie antique d'Esope et l'adoucit. C'est l'album le plus joyeux qu'il ait jamais réalisé.

Présenté comme un récit de voyage dans le monde des esprits, royaume composé de bizarreries occultes et biologiques, son nouvel album retourne l'anxiété caractéristique d'Ésope sur sa tête. Au lieu de se retirer dans son cerveau hyperactif et confus, il plonge dans "l'inébranlable altérité" du monde des esprits en aventurier intrépide. Ses observations des plans d'existence alternatifs sont surréalistes et psychédéliques, depuis les "milliards de chauves-souris qui explosent dans une grotte de montagne" dans "Sleeper Car" jusqu'aux tentacules loyales "dans tous les coins du monde" dans "Holy Waterfall". Avec verve, chaque détail est livré avec un pop lysergique ou un crépitement, les animaux et les verbes d'action s'entrechoquent comme des chimères. Aesop Rock a toujours été un rappeur vif et imaginatif, mais ici son écriture se pose au bord de l’émerveillement. "Je laisse une conversation gênante comme une vache à la soucoupe/ Inspirez mille Nos Pères, les gens commencent à appeler leurs prêtres/ "Nous n'avons jamais vu un homme aussi véhément attiré par la bête !" dit-il avec un clin d'œil sur "Crystal Sword".

L'une de ses formes de vie préférées, c'est bien sûr lui-même, qu'il rend avec une clarté morbide. Avec Ishmael Butler et Kool Keith, Aesop est l'un des rares rappeurs vétérans pour lequel le vieillissement est une expérience et non un défi. Au lieu de lutter contre sa mortalité, il la dissèque. "1 to 10", une ode à son dos malade, met en scène la barre de l'humour noir et de l'humanité. "Évaluez votre niveau de douleur sur une échelle de 1 à 10/j'ai dit : "Eh bien, docteur, j'ai l'impression d'avoir perdu un ami." Si vous ne pouvez pas vous identifier à cette phrase maintenant, vous le ferez. "Dog at the Door" est un combat à la corde entre paranoïa et sang-froid, deux émotions qui font tourner son imagination lorsqu'il essaie d'identifier un bruit inattendu à l'extérieur de sa maison. "C'est peut-être un piège", répète-t-il alors que sa liste de suspects s'étoffe. Il ressemble à l'homme effrayé qu'il sait être. A la différence qu’ici il l’articule dans un discours construit.

Parfois, la douleur ne justifie pas une chute. "Faire semblant d'être normal m'a épuisé", dit-il avec lassitude sur "Boot Soup", l'un des nombreux moments où il lève le voile. "Je ne devrais même pas être ici", dit-il sur "Kodokushi", le mot japonais qui désigne les défunts découverts longtemps après l'heure de leur mort. Ces confessions traduisent le lourd tribu payé à sa quête visionnaire. Son enquête sur le monde des esprits est clairement au service de la pérennité de la chair. Chez les animaux, il s’attache à trouver un sens au but à atteindre. "Un rat est un rat / Il se disperse / C'est comme si c'était un pouvoir magique", dit-il avec admiration sur "Salt". La production semble être devenue son second point fort, même s’il est producteur depuis aussi longtemps qu'il a été rappeur, à contribuer aux beats de tous ses disques, et produire intégralement les deux derniers. Bien qu'esthétiquement Spirit World Field Guide s'inspire comme à l’accoutumé de son mélange de guitare électrique, synthétiseurs laser et batterie, il n'a jamais été aussi présent derrière la console. Les rythmes posés sont les meilleurs de sa carrière : "Attaboy" oscille entre le squelchy boom bap et le funk tranquille, quand les accords de guitare sur "Gauze" mettent en valeur son flow. Le wub-wub loufoque et percutant de "Crystal Sword" accentue des mésaventures sorties en droite ligne des RPG et les décors loufoques viennent cadrer et amplifient son écriture, pour prouver l'altérité complète du monde des esprits.

Spirit World Field Guide porte son concept de plusieurs manières : Miss Anthropocene, Visions of Bodies Being Burned et There is No Year, sont autant de mises en musique du funèbre avec un effet marrant où Aesop enfonce sa tête dans le sol comme une autruche pour discuter avec les insectes et les racines. Et de là, on perçoit …  autant de vieux corps en décomposition, que des odeurs grossières, comme de bizarres douleurs. En présentant l’au-delà comme une merveille à découvrir plutôt qu’une horreur détestable, il le fait finalement sien. "Pourquoi suis-je ici si ce n'est pas pour me couper effectivement les hélices, hein ?" demande-t-il sur "Gaze". Il parle ici bien sûr du monde réel de l’Amérique de Trump, en passe de changer. Heureux homme, car de ce côté-ci de la mort, faudra attendre 2022 pour tuer les monstres. Quoique… 

Jean-Pierre Simard le 25/11/2020
Aesop Rock - Spirit World Field Guide - Rhymesayers

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