“Hot Rats Sessions”, généalogie d’un chef d’oeuvre de Frank Zappa
“Hot Rats” est le deuxième album solo de Frank Zappa, après “Lumpy Gravy”. C’est un de ses chefs d'oeuvre et un album culte, qui offre sa propre et singulière mouture du jazz-rock. Son écoute est toujours un choc mais, découvrir 50 ans plus tard, l’immensité du travail préparatoire en 6 albums que ressort la fondation Zappa (contre sa volonté, on le signale), donne d’autres clés sur l’œuvre de Monsieur Moustache.
Comme Sony l’avait fait précédemment pour certains albums historiques de Miles Davis, édités par Teo Macero, la famille du génial défunt montre de quoi est sortie l’œuvre et comment le compositeur a choisi et édité ses enregistrements pour en faire cet album insolite. Zappa lui-même annonçait comment il avait trouvé le titre : "C'est là que j'ai eu l'idée ... du titre de l'album Hot Rats: Il y a un enregistrement que j'ai pris en Europe qui avait ... "The Shadow of Your Smile" avec Archie Schepp dessus, et il a joué ce solo qui m'a tout de suite fait penser à une armée de rats préchauffés hurlant dans son saxophone." Et c’est parce qu’il était mécontent des premiers Mothers limités techniquement qu’il allait quasi tous les virer pour engager, à leur place, des virtuoses pour la jouer par la suite.
Ce disque, essentiellement instrumental, voulu par l'artiste comme un film pour vos oreilles a été enregistré en 16 pistes en juillet 1969 et est sorti en octobre, une première pour un album de Zappa, quand les Beatles n’en eurent que 8 pour Abbey Road. Il met en vedette le producteur/arrangeur/guitariste virtuose qui joue aussi de la basse et des percussions, rejoint par Ian Underwood des Mothers, ainsi que Max Bennett, Lowell George, Johnny Otis, Shuggie Otis, John Guerin, Paul Humphrey, Ron Selico, Don "Sugarcane" Harris et Jean-Luc Ponty. Don Van Vliet, alias Captain Beefheart, a assuré le chant sur le seul titre chanté Willie the Pimp.
Le coffret 6CD compile chaque composition enregistrée pendant plusieurs jours en juillet 1969 lorsque Zappa a enregistré Hot Rats et une foule d'autres matériaux qui ont fini par être utilisés dans de multiples sorties au cours de sa vie, comme Burnt Weeny Sandwich, Weasels Ripped My Flesh, Studio Tan, et Chunga's Revenge. Tous ces mixes rares, inédits ou préparatoires, voire chutes de studio ont été mixés à partir des bandes originales multipistes de Craig Parker Adams et masterisées par Bob Ludwig en 2019. Et, pour le moins, cette exhumation offre un regard fascinant sur la réalisation de ce classique, à dévoiler chaque entité musicale enregistrée au cours de ces sessions iconiques. Cet album apparaît dans le classement des 100 albums de l’année en position 83, dont le top ten met Abbey Road en numéro 1 avec ensuite, 2 fois Led Zeppelin, les Stones, les Who, 2 fois Joe Cocker, Janis Joplin, Creedence Clearwater Revival, Les Jackson Five et Leonard Cohen. La pop frétille, le rock essaye l’opéra, la soul se la joue enfantine et le blues expérimental est au coude à coude avec le faux rock classique de CCR.
A coup de rock barré et de jazz oblique, Zappa montre l’étendue de sa vision musicale en brouillant les pistes connues pour atteindre l’inouï. Les trois premiers disques et demi présentent les séances d'enregistrement des pistes de base enregistrées aux studios T.T.G. à Hollywood, en Californie, les 18, 28, 29 et 30 juillet 1969. Le disque quatre contient également des remakes, des prises alternatives, des versions complètes et des pistes isolées. Après le matériel de session, les cinquième et sixième disques du coffret contiennent le Hot Rats original, ainsi que le remix numérique du disque compact de Zappa de 1987, ajoutant de nombreux extras tels que des publicités audio, des mixes mono simples et plus d'une douzaine de mixes alternatifs vintage et la pochette originale figurant Miss Christine des GTO’s dans une autre posture que celle retenue. Le free jazz choisit alors de s’exiler en Europe et cela titille Zappa grand fan de Mingus et Dolphy qui sent qu’il n’a plus grand chose à dézinguer au niveau rock et qui vient de sortir Oncle Meat où il expérimente côté musique contemporaine… Alors le jazz - pourquoi pas ? mais à sa façon oblique de procéder… le seul album qui se classe dans les 100 est bien sûr le In a Silent Way de Miles, composé par Zawinul qui ouvre la voie à l’ambient. Donc, Zappa va jouer ailleurs, précédant le Bitches Brew de Miles qui ne sortira qu’en avril 1970 dans les exploration jazz-rock. ( rythmiques binaires et jeu inventif ).
Au finish, l’album original qui avait de quoi décoiffer tous les amateurs de musique pour son approche rock du jazz et vice-versa, en poussant les sons connus dans d’autres directions pour surprendre avant de séduire, se révèle annonciateur des œuvres futures qui ne seront plus composées, dans les derniers temps, qu’au Synclavier. Mais ces 7 heures 18 de mise en bouche montrent l’étendue du génie à l’œuvre - et du travail accompli - pour en arriver à la première éditions sortie en 1969. Juste un monument, mais quel monument; conçu en expérimentant et finalisé à la colle et aux ciseaux pour donner l’exacte vision du son qu’avait Zappa le compositeur après les mises en places en studio. Le chemin parcouru est immense pour en arriver à la concision des 45 minutes issues de ces 7 heures…
Jean-Pierre Simard le 13/01/2020
Frank Zappa - The Hot Rats Sessions ( existe en édition vinyle rose !) - Decca