BD : une rentrée pleine de morts & ici ou ailleurs
Les éditions L’Association sortent pour la rentrée deux beaux livres de format à l’italienne, qui sont plus des romans graphiques que des B.D. : “Le Mort détective” de David B. et “Ici ou ailleurs” de Guy Delisle, d’après Jean Echenoz. De l’inhabituel et du senti. Que du bon !
David B. avait esquissé Le Mort détective dans la revue Black en 2004, sous forme d’images horizontales, numérotées comme des têtes de chapitre d’un feuilleton fantastique des années 1900. Et ces visuels en noir et blanc, jouaient autant de intrigant, du poétique, que de l’inquiétant; tout cela associé à un titre non moins mystérieux et une ou deux lignes de texte. Entre ces 108 images, au lecteur d’imaginer/fantasmer les péripéties du Mort détective et à sa dangereuse amoureuse, la Fille aux mille poignards ; tous deux opposés à des créatures nommées : Pouple Pieu, Grand Vieillard et autres Sâdhu Sadique.
Ce polar fantasmagorique à trous, comme un cauchemar éveillé qui ne finirait pas, au gré de l’imagination d’un écrivain perché qui jouerait des tours à son lecteur à chaque rendez-vous. Parfois, le jeu est bien trop obscur pour qu’on démêle vraiment l’intrigue. Qu’importe, l’ensemble est suffisamment beau et entêtant pour fasciner durablement. Et on se plaît à rêver qu’un jour, David B. croise de nouveau la route de ses personnages singuliers, pour leur faire vivre d’autres, et cette fois très longues, aventures…
Avec Ici ou ailleurs, Guy Delisle propose un ouvrage sur un tout autre registre, radicalement éloignée de ses précédentes productions. Ici, point de BD ni de représentation de lui-même. Juste des décors urbains, coins de rues parisiennes, façades, pavé, contre-allées, vitrines, portails tous trouvés dans les romans d’un Jean Echenoz, qui en signe la préface : « Un décor n’est pas seulement une toile de fond, pas qu’une musique de fond, c’est un organisme autonome qui ne demande pas mieux que devenir le moteur d’une histoire et, dès lors, les lieux de cette histoire peuvent être aussi importants que ses personnages: ils sont eux-mêmes des personnages. »
L’auteur de Chroniques de Jérusalem ou Le Guide du mauvais père offre ainsi une autre vie à des extraits de livres de Jean Echenoz : Lac, Nous trois, Cherokee, Au piano ou Je m’en vais. Les quelques lignes et les dessins sont placés en vis-à-vis. Mais très vite, on remarque que Guy Delisle – avec son trait fin, réaliste, juste rehaussé de bleu-gris – s’est débarrassé de tout superflu dans ses dessins en privilégiant un certain trait qui évite les moindres passants, voitures, jeux de lumière autre que celle du soleil, ni animation dans les vitrines, ni feuille morte volant dans la brise. Il ne reste plus que quelques bâtiments, des trottoirs, des arbres. La ville y apparaît nue, comme désertée. L’effet produit est singulier. Mais Jean Echenoz répond que ces lieux « ont de la mémoire et parlent », qu’on « peut les tenir pour des êtres vivants ». « Autant qu’une série de paysages, ce livre est donc aussi une galerie de portraits », conclut-il. A l’hermétisme affirmé du propos, on peut substituer les promenades et arpenter Paris à retrouver les lieux croqués par Delisle, des Batignolles au quai de Valmy, en passant par la rue de Rivoli.
Deux ouvrages singuliers, deux petits pavés dans la mare de la rentrée qui arrivent après l’annonce qu’à la suite de Free qui refuse de payer pour diffuser BFM et les chaînes de RMC, Orange suit le mouvement. La poésie et l’illustration contre la connerie institutionnalisée, c’est juste parfait !
Jean-Pierre Simard (avec Bodoï) le 5/09/19
* David B., Le Mort détective. éditions l’Association, (11 septembre 2019).
* Guy Delisle et Jean Echenoz, Ici ou ailleurs. éditions l’Association (21 août 2019).