Quand la SF de Nina Allan fracture l'écriture, ça secoue !

Disparition inexpliquée et explication inacceptable, imposture et improbabilité, souvenir névrotique et mémoire défaillante : un usage brûlant et malicieux de l’arme science-fictive.

Selena se lia d’amitié avec Stephen Dent l’été d’avant l’été où Julie disparut. Stephen Dent habitait sur Sandy Lane, à quatre ou cinq maisons de là où habitaient Selena, Julie et leurs parents. Il enseignait les mathématiques dans un lycée catholique, Carmel College, mais Selena ne le sut que plus tard. La première fois qu’elle vit Stephen, il descendait d’un bus. Elle le remarqua à cause de ce qu’il portait : un seau en plastique transparent avec un gros poisson orange qui nageait dedans. Selena regarda l’homme entrer dans sa maison, puis elle entra chez elle. Deux jours plus tard, elle le revit ; il achetait un paquet de nouilles chinoises précuites dans la supérette Spar en bas de Pepper Street. Selena s’y trouvait avec sa sœur Julie. Julie achetait un rouge à lèvres brillant et Selena un magazine de mode pour adolescentes, mais elles cherchaient surtout un prétexte pour sortir de la maison. L’été de Stephen Dent fut aussi l’été où les parents de Selena faillirent se séparer. Julie et Selena n’étaient pas censées le savoir, mais ce n’était pas difficile à deviner, pas tellement à cause des éclats de voix, mais surtout à cause des silences qui retombaient quand les scènes de ménage étaient terminées. Les deux sœurs supposaient que c’était leur père qui avait une liaison. Tout au long de l’hiver et du printemps, elles avaient eu de longues discussions sur l’identité de la personne avec qui il découchait, sans parvenir à la moindre conclusion définitive, et ce n’est que bien des mois plus tard qu’elles découvrirent que ce n’était pas Raymond Rouane qui était sorti du droit chemin, mais Margery.

Pour Selena, la chose la plus mémorable de cette période fut qu’elle et Julie furent à nouveau proches, presque aussi proches qu’elles l’avaient été quand elles étaient plus jeunes – elles gloussaient et chuchotaient dans les coins et trouvaient tous les prétextes imaginables pour être seules l’une avec l’autre. Selena était ravie de cette évolution, presque au point de remercier secrètement la catastrophe qui l’avait suscitée. Elle avait ressenti l’éloignement de Julie non seulement comme une perte, mais aussi comme une punition. Le retour d’affection de sa sœur était comme un miracle.

Encore que cela ne dura pas. Mais pendant la première moitié de ce dernier été elles restèrent collées comme deux sangsues, unies comme larrons en foire, comme deux conspiratrices. Les souvenirs coulaient encore à flots dans l’esprit de Selena : les odeurs du macadam cuit et des pelouses craquelées, le calme particulier de ces soirées, les lambeaux mauves de crépuscule qui se rassemblaient à l’embouchure des ruelles et au seuil des magasins lorsque la nuit commençait à tomber, les relents charbonneux des barbecues des voisins. Ni leur père, ni leur mère ne semblaient se préoccuper de l’heure à laquelle elles rentraient la nuit, ni même s’apercevoir qu’elles étaient sorties avant qu’elles soient revenues.

Une famille britannique, apparemment fort ordinaire, dans la grande banlieue de Manchester. Un père, une mère, deux sœurs de quinze ans, Selena, et dix-sept ans, Julie. Lorsque l’aînée disparaît brutalement, sans que les enquêtes et les recherches ne puissent élucider son sort, c’est le drame et l’effondrement. Mais qui est donc cette Julie qui se manifeste soudainement et néanmoins discrètement auprès de Selena, vingt ans plus tard, avec des détails impossibles à inventer (sur leur enfance), et une histoire impossible à croire (sur ce qui lui est arrivé) ?

« Allô ? » dit Selena. Elle pressa l’écouteur contre son oreille et guetta le sifflement familier qui confirmerait que l’appel était traité par un standard automatisé. Laurie lui avait une fois qu’elle raccrochait toujours brutalement quand elle entendait cette tonalité, qu’elle n’attendait même pas qu’on lui parle, mais Selena qui avait pitié de la personne à l’autre bout du fil, ne pouvait jamais s’y résoudre. Elle se demandait combien de fois par jour les employées du centre d’appel se faisaient insulter, en moyenne. Laurie avait déjà travaillé dans un centre d’appel. Selena aurait cru que ça la rendrait plus compatissante, mais apparemment ce n’était pas le cas.
« Selena ? »
Cette voix ! Le cœur de Selena s’emballa, comme si elle avait été surprise en train d’espionner une conversation.
L’interlocutrice n’était pas Vanja – elle le comprit immédiatement -, mais elle la reconnut tout de même, ou du moins elle le pensa. Cette voix, elle la connaissait. La voix de quelqu’un qui revient de loin, se dit-elle. Un écho montant à travers les brumes du temps, un souvenir qu’on n’arrive pas tout à fait à saisir, mais qui tourne en rond dans votre tête comme un fantôme captif. Elle.
Les vapeurs de la bière se dissipèrent presque instantanément et s’envolèrent à tire-d’aile comme une troupe d’étourneaux, laissant la surface de son esprit vulnérable et exposée, rose et à vif, telle la peau tendre, nouvellement formée, qu’on trouve sous une croûte.
Qui était-ce ? Selena savait très bien qui c’était, mais sans le savoir. Comme lorsqu’on tombe par hasard sur une connaissance en dehors d’un contexte familier et qu’on n’arrive pas – mais vraiment pas – à mettre un nom sur son visage.
Or l’interlocutrice connaissait son prénom, elle l’avait prononcé. Selena hésita. Elle appuya sa tête contre le mur près du téléphone. Elle songea à dire « faux numéro » et à raccrocher le combiné. L’idée était tentante mais, en dernière analyse, sans intérêt : cette personne – peu importe qui elle était – rappellerait, tout simplement. « Allô » répéta-t-elle. Elle espérait que la demandeuse dise autre chose, lui donne un indice.
« Selena, c’est Julie. »

Hatchmere Lake

Depuis les nouvelles minutieusement agencées entre elles de son recueil « Complications » (2011), et largement autant avec son premier roman, « La course » (2014), Nina Allan revendique un droit permanent et joueur au franchissement des frontières toujours trop rigides entre genres littéraires. Inscrite avec la force de l’évidence dans le champ de la science-fiction et du fantastique, dont elle manie les tropes à la perfection, elle construit de vertigineux enchâssements, d’une rare virtuosité et pourtant d’une belle simplicité apparente, pour interroger sans relâche la fiabilité de la mémoire, la justesse de l’image que l’on se fait de soi et des autres, et les espaces intermédiaires et ténus qui se glissent entre la réalité et la fiction, là où exercent littérature et spéculation.

Je sais que tu ne me croiras pas, mais je vais te le dire quand même : le samedi 16 juillet 1994, j’ai voyagé depuis la zone boisée entourant Hatchmere Lake, près de Warrington, dans le Cheshire, jusqu’au rivage du Shuubseet – Shoe Lake, en anglais -, une étendue d’eau longiligne en forme d’escarpin non loin de la banlieue ouest de Fiby, qui est la plus petite et la plus méridionale des six grandes villes-Etats de la planète Tristane, l’une des huit planètes du système de Suur, dans la galaxie Aww.
Comment je suis arrivée là ? Je ne peux pas te le dire. Noah, le frère de Caelly, croit qu’il existe une fracture, une faille – un transept, comme il l’appelle -, une sorte de pore surdimensionné dans le vide entre la Terre et Tristane qui permet à des objets et, occasionnellement, à des personnes de passer instantanément d’une planète à l’autre.

Nina Allan, tout en menant ses deux récits principaux avec une habileté consommée, travaille parallèlement au corps son arrière-plan, mouvant et rusé, nourri de reportages et de documentaires à propos de disparitions inexpliquées, s’appuyant chaque fois que nécessaire sur deux fils rouges fictionnels, l’un autour du roman de Joan Lindsay (1967) et du film qu’en adapta Peter Weir (1975), « Picnic at Hanging Rock », l’autre, poussant un cran plus loin la fiction à l’intérieur de la fiction, à partir du roman imaginaire de Celeste Adewami« Le serpent dans l’herbe », tout en glissant au moment propice échos, réminiscences et clins d’œil pouvant évoquer aussi bien l’Emily St. John Mandel des « Variations Sebastian », le Xavier Boissel de « Capsules de temps », le Vincent Message des « Veilleurs », ou encore le Iain Banks de « Transitions », voire le costume d’Edgar de « Men In Black » ou le nom du groupe de rock du manga « Beck ».

Il serait facile – et Selena en est bien consciente – de poursuivre cet enchaînement d’idées, de continuer à gratter la croûte de la normalité jusqu’à ce qu’elle s’effrite. Comme son père l’a fait, et Julie aussi. Regarder le monde en face jusqu’à ce que des objets très ordinaires commencent à devenir des contrefaçons d’eux-mêmes – tout en surface, sans rien derrière.

Nina Allan , avec cette « Fracture » de 2017, traduite en français chez Tristram en 2019 par Bernard Sigaud, nous offre un magnifique roman, placé résolument sous le signe conjoint d’Henry James et de Joseph Conrad, irrigué par une profonde connaissance pratique et technique de la grande science-fiction et de toute une pop culture foisonnante, pour nous rappeler, en abîme, que, comme les rongeurs de taille inhabituelle, « l’ordinaire, je ne crois pas que ça existe ».

Des lectures fort intéressantes à propos de « La fracture » : celle de Marcel Inhoff dans Strange Horizons (ici), celle de Gary K. Wolfe dans Locus (ici), celle de Jean-Claude Vantroyen dans Le Soir (ici), celle de Macha Séry dans le Monde des Livres (ici).

Nina Allan

Nina Allan - La Fracture - éditions Tristram
Charybde 2