Les disciples du Marteau sans maître

En 1934, le premier véritable recueil poétique, déjà fulgurant, de René Char.

Publié en 1934 aux Éditions surréalistes (et disponible de nos jours dans la collection Poésie de Gallimard), rassemblant alors des textes écrits depuis 1927, « Le marteau sans maître », s’il n’est pas la première publication de René Char mais sa quatrième, est son premier recueil complet, et marque sans aucun doute le premier tournant décisif de celui qui n’est pas encore devenu à l’époque, et pour cause, l’icône de la Résistance et de l’écriture poétique poussée à ses extrêmes brûlants. Reflétant encore largement la proximité avec les surréalistes, Paul Éluard, Louis Aragon, André Breton et René Crével, au mouvement desquels il adhère en 1929, l’année même où Robert Desnos, Jacques Prévert et Raymond Queneau prennent leurs distances.

POSSIBLE

Dès qu’il en eut la certitude
À coup de serrements de gorge
Il facilita la parole

Elle jouait sur les illustrés à quatre sous

Il parla comme on tue
Le fauve
Ou la pitié

Ses doigts touchèrent l’autre rive

Mais le ciel bascula
Si vite
Que l’aigle sur la montagne
Eut la tête tranchée.

Il y eut sans aucun doute une tentation expérimentale alors chez René Char, qui rejoignait la pente surréaliste de l’époque, celle de l’écriture automatique. Mais comme cela devint beaucoup plus clair ensuite, et comme le taciturne poète l’expliqua néanmoins dans de rares témoignages (au premier rang desquels figure l’indispensable « René Char en ses poèmes » de Paul Veyne), la construction de l’image, la recherche de l’épaisseur dans la fulgurance, l’intention en quelque sorte, sont ici extraordinairement centrales, et donnent déjà sans doute à cette poésie sa singularité. Si le silence, notamment, est omniprésent (une analyse thématique détaillée, même de ce seul recueil, dépasserait évidemment de très loin le cadre d’une simple note comme celle-ci), c’est qu’il constitue d’ores et déjà un creuset primordial, dont la parole, nécessairement rare, ne pourra sortir qu’acérée.

 

Miro, Le Marteau sans maître

LES POUMONS
L’apparition de l’arme à feu
La reconnaissance du ventre.

(…)

L’ORACLE DU GRAND ORANGER
L’homme qui emporte l’évidence sur ses épaules
Garde le souvenir des vagues dans les entrepôts de sel.

Paul Veyne notera dans l’ouvrage déjà cité (comme d’ailleurs, en d’autres termes, Jean Roudaut dans sa belle introduction à l’édition des « Œuvres complètes » dans la Pléiade de Gallimard) à quel point René Char, dès l’origine et jusqu’au bout, est attaché à une intentionnalité, à un but pour ses mots, choisis et pesés avec un soin extrême, et combien il se méfie des flous de l’inspiration, dont le caractère vague ne lui convient pas véritablement. Que cette intention, dans « Le marteau sans maître » comme dans les recueils ultérieurs, jusqu’à « Éloge d’une soupçonnée » en 1988, soit souvent pour le moins cryptée, et que l’enchâssement d’image successives ou intriquées se refuse en général à toute immédiateté n’enlève rien au plaisir de lecture, j’oserai dire bien au contraire.

LES SOLEILS CHANTEURS
Les disparitions inexplicables
Les accidents imprévisibles
Les malheurs un peu gros
Les catastrophes de tout ordre
Les cataclysmes qui noient et qui carbonisent
Le suicide considéré comme un crime
Les dégénérés intraitables
Ceux qui s’entourent la tête d’un tablier de forgeron
Les naïfs de première grandeur
Ceux qui descendent le cercueil de leur mère au fond d’un puits
Les cerveaux incultes
Les cervelles de cuir
Ceux qui hivernent à l’hôpital et que leur linge éclaté enivre encore
La mauve des prisons
L’ortie des prisons
La pariétaire des prisons
Le figuier allaiteur de ruines
Les silencieux incurables
Ceux qui canalisent l’écume du monde souterrain
Les amoureux dans l’extase
Les poètes terrassiers
Les magiciens à l’épi
Règnent température clémente autour des fauves embaumeurs de travail.

Pointe sèche de Vassily Kandinsky, en frontispice des 20 exemplaires hors commerce de l’édition originale.

Si « Le marteau sans maître », œuvre de jeunesse relative (René Char a vingt-sept ans à sa publication) n’est peut-être pas aujourd’hui le recueil le plus célébré du poète de L’Isle-sur-la-Sorgue, il demeure sans aucun doute l’un de ceux à l’influence la plus marquée sur d’autres artistes, longtemps même après sa parution, que ce soit bien entendu pour le compositeur Pierre Boulez avec son œuvre pour voix d’alto et six instruments (1953-1957), ou à travers les réalisations graphiques et plastiques de Vassily Kandinsky, de Joan Miró, ou de Pablo Picasso, pour n’en citer que quelques-uns – et il y a bien là le signe sans ambiguïtés d’une complicité multiple et ramifiée, tissée par les mots, témoignage de la puissance brutale de cette poésie-là, et de son pouvoir sur l’esprit.

LES OBSERVATEURS ET LES RÊVEURS

Avant de rejoindre les nomades
Les séducteurs allument les colonnes de pétrole
Pour dramatiser les récoltes

Demain commenceront les travaux poétiques
Précédés du cycle de la mort volontaire
Le règne de l’obscurité a coulé la raison le diamant dans la mine

Mères éprises des mécènes du dernier soupir
Mères excessives
Toujours à creuser le cœur massif
Sur vous passera indéfiniment le frisson des fougères des cuisses embaumées
On vous gagnera
Vous vous coucherez

Seuls aux fenêtres des fleuves
Les grands visages éclairés
Rêvent qu’il n’y a rien de périssable
Dans leur paysage carnassier.

(…)

La partition de Boulez

CRUAUTÉ

L’abondant été de l’homme
Que celui qui suivit l’établissement par ses soins des premières dénaturations
En faisant la part de l’aveuglement
Piétinée la croûte tiède pulvérisé l’avorton
Celui qui éclaire ne sera pas éclairé
Contemple sans pouvoir l’achever la merveille agonisante
Le portail poussé tu t’abats

Nous subissons la loi corruptrice du Borgne
Les brûlantes détresses locales sont le fruit de nos glandes
Nous nous galvanisons dans les cendres qui nous ont vomi
Comme si les excroissances de chair contenaient des dépôts malsains
Instruments de perfection types précis
Nous sommes les pieds d’une grandeur sans pareille

Les peuples danseurs obnubilés par le sentiment de plénitude
Après l’exaltation
Se dévêtent de la substance de jouir
Retournent à la projection permanente
Alors les fumées coriaces construisent des postes dans le vent
La décomposition jamais surprise par la justesse du projectile
Va dans le cadavre
Accomplir sa besogne massive de couleuvre
Jusqu’à nous.

René Char - Le Marteau sans maître - Poésie NRF - éditions Gallimard