Un juste assez trop pour s'émanciper avec Marie-Andrée Gill
Nous sommes exotisme nous sommes millénaire : s’arracher en poésie aux injonctions identitaires pour pouvoir exister.
allez
rentre à pas d’heure
ne compte plus les chandelles
du désastre
j’assiste les stratégies dérives
sans rien faire
la magie n’existe pas pour les égarés
Sept ans avant « Chauffer le dehors », trois ans avant « Frayer », « Béante » fut le premier recueil de poésie, déjà édité chez La Peuplade, de Marie-Andrée Gill, alors âgée d’à peine vingt-six ans. Dans la grande région du Saguenay-Lac-Saint-Jean, à la frontière de la communauté ilnu de Mashteuiatsh, dont elle est originaire, et du village québécois « ordinaire », il y a des destins qui se nouent en toute discrétion. Précocement déchirée entre des injonctions qui pour être murmurées n’en sont pas moins puissantes et naturellement contradictoires (de la dignité improbable et largement mythifiée de la communauté amérindienne à la position recommandée de chèvre attachée « au pieu du réel », donc de la consommation, la fillette puis l’adolescente produit ici un véritable hurlement silencieux, même si ce cri profond veille à ne pas se draper dans un sérieux existentiel qui serait vite illusoire.
l’esprit du bout portant
les ongles la peau l’asphalte
les nuits d’après
à ronger l’équation
des peut-être
il n’y a plus rien dans nos miroirs
Quête forcenée pour s’offrir une identité « à même le dos du mythe », alors que l’ennui rôde, que l’incompréhension est quasiment fatale, et que les doubles contraintes prolifèrent, « Béante » organise un salut précoce par les mots, par une langue qui oscille, qui s’admet d’abord « vraiment croche » pour mieux digérer les coups portés insidieusement et pour s’inventer, peu à peu, dans une éventuelle dérision joueuse, une vie.
je sais je suis encore
une petite adolescence
emballée sous vide
à toucher mes cheveux
pour être belle je sais aussi
les formules qu’on égare
tout doucement
sur les présentoirs et les allées
à tourner en rond
attachés au pieu du réel
Marie-Andrée Gill développe sa contre-injonction en cinq brefs chapitres placés chacun sous le signe d’un mot ilnu, précisément : shashish (avant) avec ses « éclaboussures, carcasses, canicules », ilnu (être humain) avec sa superposition des temps, nanahteuau (mirage) qui prétend que « nous voilà repartis comme si de rien n’était », shikuan (pré-printemps) qui offre enfin un « nom dans le ventre », et enfin mushitukuan (ma tête), dans lequel « les lendemains exténués d’être jugés d’avance organisent une apocalypse surprise », et qui semble proposer comme une synthèse provisoire ou une réconciliation sous conditions. Comme le souligne Jonathan Lamy dans sa belle préface : « Dans « Béante », la poète a une manière particulière d’allier l’identité, la mémoire et l’ironie. Une façon un peu ratoureuse de négocier avec tout cela, à même le poème. Et de bien doser. Car jamais elle n’en met trop. Ou plutôt : elle en met juste assez trop quand c’est le bon moment d’en mettre juste assez trop. Elle évite tous les pièges, sauf peut-être, encore là, ceux qu’elle a posés exprès. Comme des collets. Et il y en a, des pièges, en poésie, et en ce qui concerne les cultures autochtones. »
Souviens-toi les chamans anciens futurologues
le papillon sous la glace et le biscuit chinois
la mémoire du sang
les moins quarante le cœur chaud.
Marie Andrée-Gill - Béante - éditions de la Peuplade poésie,
Charybde 2 le 11/06/19
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