La pianiste Vanessa Wagner s'offre une belle parenthèse minimaliste
Plus connue comme concertiste classique, Vanessa Wagner a enregistré, à la demande du label InFiné, un album qui reprend ses thèmes favoris du répertoire minimaliste. De ceux qu’elle avait jusqu’alors plaisir à jouer chez elle et nous fait découvrir avec Inland.
Après Statea, un premier essai avec Murcof, qui les voyaient revisiter aussi bien Aphex Twin qu’Erik Satie ou John Cage, la voilà solo qui pioche dans ses airs favoris, y épousant du bout des doigts, aussi bien Meredith Monk, Moondog, Michael Nyman, voire Gavin Bryars, que les plus méconnus d’un public dans l’orbite d’Eno et du label Obscure, les Hans Otte et autre Pēteris Vasks et l’oublié (ou presque) Wim Mertens.
On n’y retrouvera pas les circonvolutions électroniques du précédent, puisque le parti-pris n’est pas d’approcher un public conquis déjà branché techno - au vu des sorties du label- mais bien de faire venir à l‘inverse, sans effet de manche, celui du classique vers de nouveaux univers moins corsetés. Alors, sans conteste on a bien à faire à une pianiste d’envergure qui s’ouvre (avec bonheur et un plaisir certain, tel qu’aperçu à Lafayette Anticipations en mars dernier) à un répertoire nettement moins demandé par ses habituels fans pourtant présents au concert, quelques têtes connus en plus, comme celle de Léonie Pernet et de ses copines. La suite va nous dire pourquoi. Décrite comme “la pianiste la plus délicieusement singulière de sa génération” par Le Monde, Vanessa Wagner poursuit une carrière à son image, originale et engagée, une chambriste recherchée qui s’avère aussi directrice artistique du Festival de Chambord depuis 2010.
Pour ne pas virer chiant, on dira que le toucher est impec, le son sans aucun pain, la profondeur et l’espace sonore un vrai bonheur (vite un casque !) et que, de par le choix et l’enchaînement des titres, on saisit mieux l’essence du minimalisme ici montré et déployé comme un tout, en variations et volutes selon les compositeurs. On s’en tiendra là, d’avoir retrouvé le bonheur du simple (mais oui, pendant qu’on y est !) piano, et on citera Hubert Reeves : La musique nous donne accès au coeur du monde. Quand j'écoute W.A. Mozart, F. Schubert ou R. Wagner, je sens monter en moi un irrésistible sentiment d'exaltation et de reconnaissance pour l'univers qui a engendré la vie et la musique. Et si c’est seulement aujourd’hui qu’elle se lance, c’est qu’avant, elle ne se sentait pas légitime - alors qu’elle écoute ce répertoire depuis plus de vingt ans
D’un autre côté, Vanessa Wagner réussit à conquérir le cœur des amateurs de techno éclairés, - les autres n'écouteront de toute façon pas ce disque - , avec un seul instrument, qui en vient à symboliser un univers ancien, mais le manifeste totalement et sans artifice, celui du classique relu à l’aujourd’hui de ces partitions contemporaines sans col Claudine ni queue de pie à l’horizon - tenue du suaire obligatoire! - à faire coïncider deux univers a priori inconciliables, celui des basses techno qui jouent sur le ventre et celui du piano solo, l’instrument du classique chiant par excellence. Sauf que là, d’ennui jamais, mais des frissons pour l’ouverture à un autre monde qui, d’un coup, fait sens ; celui de la continuité musicale (la continuité conceptuelle chère à Zappa) qui part d’un univers à la rencontre d’un autre et la manifeste avec clarté et moult cascades (comme sur le Struggle de Wim Mertens.) Qu’importe alors la manière dont la musique se manifeste, qu’elle arrive en sub bass ou via un simple piano en bois, du moment qu’elle emporte totalement dans un univers que la musicienne met en œuvre (magie du live- ça marche en classique aussi) à créer un moment… Là, retour à Schubert qui disait : Le moment est suprême, et Coltrane ( A Love Supreme… )
Essayez d’écouter cet album en l’imaginant orchestré, plein de basses profondes, de synthés qui envoient des esquisses de mélodie avec des samples et des guitares pour rassurer l’oreille. Et puis, petit à petit, découvrez le son de cet univers qui est finalement proche et qui évite d’occuper tout l’espace et les sens. Alors là, un par un, tous les arrangements tek dégagent, et se dévoile un autre espace sonore, au milieu duquel vous évoluez libre (pas forcément serein, mais loin du bombardement sensoriel connu) pour entendre autre chose autrement - ce que vous aviez évité de noter avant. Cet espace particulier de la musique classique (de par son écriture) qui vous saisit ailleurs, autrement, dans un basculement qui recrée un espace à plusieurs dimensions, un possible non envahissant, et la musique de se déployer, virtuose et simple, vécue et partagée. Vous êtes dedans - vous avez compris … votre univers recommence au son de ce piano envoûtant et gracieux. Moderne, post ou avant … juste au bonheur de ses doigts sur un simple clavier. Fabuleux !
Interrogée dernièrement par Benzine Mag, elle avouait ses récents bonheurs musicaux, du classique à la chanson et un certain rock, en passant par la techno et la pop, en ouverture grand large :
UTO – the night’s due- Un groupe découvert récemment deux jeunes français encore peu connus entre pop et électro raffinée, très belle surprise. GORECKI Beth Gibbons Symphony n3 Une prise de risque très réussie, sublime musique et la voix unique de Beth Gibbons. BASHUNG – En amont Je l’ai écouté tardivement car j’avais un peu peur de ne pas retrouver mes émotions de Bleu Pétrole, album que j’ai écouté compulsivement. Inégal mais de magnifiques titres, et la production est très réussie. LÉONIE PERNET – Crave Petit bijou d’une batteuse, chanteuse, touche à tout de talent. Un album libre, sombre et lumineux, comme son interprète. ARVO PART – Silentium / Mullova Järvi j’ai dû écouter le Tabula Rasa des centaines de fois, avec toujours la gorge serrée d’émotion. J’avais assisté au concert de Jarvi et Mullova pour les 80 ans de Pärt à la Philharmonie, j’ai pleuré pendant toute la pièce, j’étais bouleversée. NICK DRAKE – Five leaves left Nike Drake… éternel… SUFJAN STEVENS – Carrie & Lowell Disque écouté en boucle, fragile, brisé, sur le fil, et très personnel. LEO FERRÉ – seul en scène 73 Léo seul avec son piano, disque que j’écoute depuis mon enfance, incroyable d’intensité et de beauté. 20 ans et Les amants tristes, ou comment vivre chaque mot et tout donner sur scène… SCHUBERT – Winterreise Matthias Goerne et Christoph Eschenbach. La plus belle musique du monde, et un de mes plus grands souvenirs de concerts avec ces deux interprètes en totale osmose dans le drame intime de ce cycle de lieder.
Un éclectisme certain à l’ouverture du cœur. On aime, tout bonnement, ce passage à autre chose, cette sensation de bascule d’un univers polis/policé à un autre qui joue de tout ce qu’il n’affirme pas.
Jean-Pierre Simard le 6/05/19
Vanessa Wagner - Inland - InFiné