Lire, écrire, se révolter : petit manuel de savoir-vivre (conscient) de Seb Doubinsky
Lier avec force et assurance trois actions littéraires et politiques que trop de doxas s’évertuent à cloisonner.
L’une des particularités notables de Sébastien Doubinsky, auteur français vivant au Danemark, est, depuis maintenant de nombreuses années, d’écrire aussi bien en anglais qu’en français. C’est ainsi par exemple que son roman « Absinthe », écrit en 2016 pour Dalkey Archive Press aux Etats-Unis, a été traduit par ses propres soins en 2019 pour l’éditeur Gwen Catala. C’est chez le même éditeur français que paraît presque simultanément, dans une superbe édition bilingue anglais-français, cet incisif essai littéraire, « Lire, écrire, se révolter », qui démontre et illustre en beauté les liens extrêmement profonds, voire vitaux, qui unissent ces trois activités physiques et intellectuelles que tant de chapelles persistent à tenir pour disjointes.
L’effet de l’œuvre, c’est à travers quoi on la lit. C’est ce qui détermine la lecture du naïf et intéresse celle du critique. Car l’effet peut être trompeur – il l’est même souvent. C’est ce qui provoque l’affect et conditionne notre réaction. Or cet effet est toujours sciemment construit et indépendant du sens. Lier l’effet au sens est l’erreur la plus commune de la lecture, comme celle d’identifier le narrateur à l’auteur. Confusion des espaces, confusion des intentions. (« LIRE »)
Pour nous entraîner dans son riche tissu de possibles, nourri des genres littéraires les plus variés (le contraire eût étonné de la part d’un auteur que l’on a connu aussi à l’aise dans l’anticipation – « La trilogie babylonienne », 2009 – que dans le polar – « Le feu au royaume », 2012 -, dans la reconstruction historique poétiquement dévoyée – « Quién es ? », 2010 – que dans la confidence biographique subtilement trafiquée – « Fragments d’une révolution », 1998 -, dans le méandre amoureux intimiste – « Peau d’orange », 2014 – que dans la poésie chimiquement pure – « Predominance of the Great », 2016), Sébastien Doubinsky a recouru principalement à un agencement rusé de vrais-faux aphorismes, donnant d’abord l’impression de privilégier le choc salutaire de la formule condensée propre à cette forme, avant que l’on ne réalise toute la subtilité des effets d’enchaînement, de questionnement à distance et d’écho qui ont été ici mis en œuvre.
Pourquoi lire, écouter, regarder ce que nous ne pouvons pas comprendre ? L’adhésion, c’est le plaisir de l’abstrait, de l’acceptation de l’énigme, du non-sens. C’est la recherche de l’inconfort – limité, comme dans l’identification – par la déchirure à venir. C’est tester la limite du jeu fictionnel et/ou poétique, admettre que « l’autre » sera toujours « autre ». Surface contre surface. (« LIRE »)
Flaubert, Proust, Stendhal, Hergé, Cervantès ou Stendhal, Baudelaire, Ronsard ou Pérec aussi bien que Rimbaud, Burroughs ou Cendrars, les illustrations choisies refusent de suivre les lignes pré-établies des cloisonnements idéologiques ou instinctifs. Stéphane Mallarmé parle ici à Primo Levi, Voltaire avec Jean Genet, ou encore Pauline Réage avec Albert Camus : le dialogue est permanent, vital, tous azimuts, et profondément salutaire
L’écriture est un art martial, comme l’aikido, qui se sert de la force de son adversaire pour le terrasser. L’écrivain utilise la force du monde contre lui-même. (« ÉCRIRE »)
En liant inextricablement trois notions qui se contentent trop souvent de flotter à proximité l’une de l’autre, ou qui se laissent confiner au sein de diverses doxas, Sébastien Doubinsky réaffirme avec force le caractère intrinsèquement politique de cet acte triple qui se niche au coeur vivant de l’activité littéraire.
L’écrivain est avant tout un lecteur. C’est une évidence cent fois redite, mais qui est essentielle par rapport à l’acte fondateur de l’écriture, car elle participe de la même tragédie – celle de l’impossible réconciliation avec le monde matériel.
C’est en cela que la lecture et l’écriture sont les deux côtés du même acte social fondamental – celui de la prise de conscience. (« ÉCRIRE »)
En forme discrète de véritable manifeste pour une certaine approche politique et critique de la littérature, sous toutes ses formes, « Lire, écrire, se révolter », avec ses 55 pages (doublées par la grâce de l’édition bilingue), fournit bien à la lectrice et au lecteur un robuste – à l’image du Zaporogue emblématique de l’auteur – vademecum pour un usage joueur, alerte et mobilisé des textes. Comme le dit si joliment Antoni Casas Ros dans sa préface : « En bon Zaporogue, son cheval se coule dans le vent, il arrive silencieusement, il tranche des têtes. Dans la littérature française, sa place est unique et, guerrier, il n’est jamais là où on l’attend. Tout cela dans une rare ouverture de cœur, une magnifique curiosité des autres. » On ne saurait mieux décrire la sensation d’ivresse joyeuse et néanmoins songeuse qui saisit tout au long de ce parcours presque trop bref.
Or, l’œuvre, comme objet de crise et comme objet quantique, échappe à toute identité culturelle figée. Ou plutôt, elle la dépasse. Par sa nature d’objet en mouvement, d’objet non-figé, situé dans une temporalité relative et multiple, l’œuvre est un paradoxe permanent. Elle peut alors être facilement déplacée, replacée ou laissée dans son contexte. Étant à la fois réelle et virtuelle, son déplacement n’entraîne pas un effondrement du paysage culturel dont elle fait partie, mais un réaménagement temporaire de sa perception. La culture est une identité rhizomique, au sens deleuzien du terme, dont les « centres » ou les « nœuds » sont essentiellement symboliques et mobiles. Lire devient alors un déplacement qui suit un déplacement.
Ce déplacement suit, voire épouse l’effet, et risque constamment de tomber dans le plus grand piège : celui d’attribuer à cet effet une identité définitive. C’est confondre un désir avec un besoin. Le besoin passe par la catégorie, le désir, lui, appelle le genre. C’est un désir né d’une angoisse, provenant elle-même de cé déplacement provoqué par la lecture. Or ce mouvement est celui de l’Histoire, dont l’aléatoire ne peut être corrigé que par des fantasmes. L’effet de l’œuvre ne sera cependant jamais son identité définitive, pas plus que sa forme ne l’associe à une espèce « pure ». L’œuvre, comme la culture, est toujours hybride d’hybride. (« LIRE »)
Sébastien Doubinsky - Lire, écrire, se révolter - éditions Gwen Catala,
Charybde2 le 26/04/19
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