Aux Douches la galerie, on entraperçoit la Nouvelle Vision
La bascule du regard, réunit les œuvres de Pierre Boucher, Jean Moral et André Steiner. Ces artisans de la Nouvelle Vision représentent une génération de la photographie expérimentale des années 1920, issue du Bauhaus et portée par les promesses techniques de la société industrielle. Une belle impasse qui s’offre aux Douches, la galerie.
“Les années 1927-1928 marquent en France un tournant moderne pour la photographie française. Fin 1927, Germaine Krull publie à Paris son livre Métal, qui deviendra l’un des ouvrages phares de la Nouvelle Vision comme le rappelle René Zuber (1902-1979) à propos de ce livre emblématique : « Il y a vingt ans, Germaine Krull braquant son appareil vers le ciel a photographié la tour Eiffel de bas en haut et la tour Eiffel s’est cassée la gueule… Depuis ce jour-là, les photographes sont partis à la découverte du monde… »
Regarder le monde différemment, amalgamer et accumuler les éléments d’une nouvelle grammaire visuelle où le nouveau (comme l’ancien) est vu de façon nouvelle ; tel est cet élan porté par une nouvelle génération.
Les photographes modernes n’adoptent pas le point de vue de la Nouvelle Photographie, ils deviennent les vecteurs de ce nouveau regard sur le monde. Ils ont tous entre vingt et trente-cinq ans, se retrouvent en quelque sorte décisionnaires et privés (délivrés aussi) de références puisque leurs aînés ont soit disparu lors de la première guerre, soit quitté leur activité. En outre, ils ont de sérieuses raisons de vouloir changer le monde. Ainsi toute innovation leur semble aller de soi, être la conséquence de leurs désirs et la marque de leur accès au monde de la création.
Vers le début des années vingt, la chance de la photographie est d’opérer une percée dans le grand public, tout en devenant un moyen d’information indispensable aux médias naissant à leur forme moderne. L’appareil photo n’est plus pour eux un enregistreur, il est un découvreur."
Christian Bouqueret in Jean Moral, L’œil capteur, Marval, 1999, p. 8
Bousculant les points de vue par des jeux d’échelle, des diagonales vertigineuses et des cadrages frôlant l’abstraction, la Nouvelle Vision démultiplie les possibilités du médium photographique et tourne résolument son regard vers l’avenir. Comme le souligne Quentin Bajac, pour ces jeunes photographes français ou issus de l’émigration (comme André Steiner), « portraits, publicités, images pour la presse, reproductions d’œuvres d’art : les débuts en photographie sont bien souvent des débuts dans la photographie appliquée » Ils portent tous leur regard vers les évolutions techniques qui envahissent le quotidien et qui font souvent appel à ce nouveau médium pour en faire leur promotion (automobile, train, bateau, électricité…).
La photographie doit alors convaincre, promouvoir. Elle doit porter visuellement cette révolution technique qui envahit le quotidien : l’électrification, le développement de l’automobile… Elle cherche à montrer aussi ses propres révolutions esthétiques. C’est au confluent des recherches graphiques et techniques propres au médium et du travail de commande (reportage, illustration, réclame, publicité, mode) que les photographies de ces trois jeunes photographes sont réalisées.
Les lignes électriques, les routes, les voies de chemin de fer qui sillonnent les paysages, les paquebots sont autant de nouveaux motifs et de centres d’intérêts. Ces objets et structures techniques portent en eux un vocabulaire formel qui nourrit ces nouvelles recherches esthétiques. Ce ne sont que jeux de noirs profonds et de gris, rythmes, répétitions et renvois de formes simples en des sortes de natures mortes puissamment élaborées et géométriques. Le sujet n’est plus seulement l’objet de la photographie, c’est la photographie elle-même qui en est l’enjeu. Les corps, les personnages, les éléments du quotidien sont au service de la composition d’une image.
L’influence de la Nouvelle Vision venue de l’Allemagne est cependant moins radicale que dans son pays d’origine: « ce qui frappe bien davantage est finalement que ce modernisme est le plus souvent sur la scène parisienne, relativement modéré… La nouvelle vision à la française est une nouvelle vision tempérée d’un classicisme tout français » Et, cela a peut-être à voir avec la forte présence du Surréalisme.
Les travaux photographiques ne sont jamais d’une seule veine, ils se teintent au gré des commandes et des recherches de ces deux influences. Les compositions photographiques se parent alors de cette inquiétante étrangeté que les Surréalistes s’efforceront à faire surgir de la banalité du quotidien.
(Éric Rémy Co-commissaire de l’exposition)
Toute la différence entre travail d’art et commande où seuls quelques artistes de renom passent de l’un à l’autre sans encombre, de Man Ray à Germaine Krull ou de Lee Miller à Maurice Tabard. Mais c’est une autre histoire…
Jean-Pierre Simard le 15/04/19
La bascule du regard, des artisans de la Nouvelle Vision → 15 juin 2019
Les Douches, la galerie 5, rue Legouvé 75010 Paris