“The Intruder”, le démontage de la mécanique raciste par Roger Corman
Comme un étrange écho du passé, dans l’Amérique suprémaciste de Trump, est ressorti en DVD le brûlot anti-ségrégationniste de Roger Corman daté de 1962, The Intruder, adapté du roman Un Intrus de Charles Beaumont. Le premier grand rôle d’un William Shatner (futur Captain Kirk) médusant de duplicité.
Lors du montage de la production en 1962, Roger Corman ( réputé pour ne jamais perdre d’argent sur un tournage) n’avait pas trouvé d’associé pour financer le film; il décida donc de le produire avec son frère - et perdit de l’argent … jusqu’à sa ressortie en vidéo, puis dvd, quelque 30 ans plus tard. Mais au vu du sujet de Beaumont, dans la frileuse Amérique d’avant les droits civiques, le film fit un four, à montrer précisément comment l’extrême-droite américaine, sous les oripeaux de la John Birch Society (ici rebaptisée John Henry) manipulait les crédules en leur servant le discours anxiogène qu’il leur fallait pour assouvir leurs plus bas instincts et renforcer leurs préjugés. C’est assez terrifiant à voir, on croirait entendre l’actuel Renaud Camus divaguer…
Provocateur envoyé du Nord pour éviter à tout prix l’intégration des noirs dans le Sud, Shatner/ Adam Cramer est un aventurier aussi lâche que manipulateur qui va tout faire pour embrouiller son monde, des paysans locaux aux notables, en semant le chaos dans la ville de Caxton avec un discours populiste que notre actuel ministre de l’Intérieur ressort aujourd’hui, à propos des ONG qui aident les migrants en Méditerranée. C’est assez troublant …
Dans la petite ville de Caxton, des lois d’intégration, autorisant les noirs à aller au lycée, ont été dernièrement votées et troublent une partie de la population qui vit dans son jus délétère en craignant toute avancée sociale ou politique ( chez ces gens-là, Monsieur… ) mais la marche inéluctable du monde fait que tous se taisent en regrettant l’ancien temps, sans oser agir pour ou contre. Et Cramer va embobiner épouses et lycéennes - pour son propre plaisir - avant de fabuler pour qu’on remette au goût du jour incendie d’églises, croix brûlées et lynchage… comme remède à la modernité et l’avancée des droits. Mais quelques uns ne seront pas dupes et s’engageront pour finalement démasquer l’imposteur. Classique mécanique de précision américaine à la Capra. Mais surtout, vraie prise de risque pour Corman et son équipe se rendant dans différentes villes du Missouri, recrutant les gens du coin pour faire de la figuration. Peu d’entre eux goûtaient à l’ironie du propos et prenaient les discours d’Adam Cramer au sérieux, acclamant le personnage lors de ses violentes diatribes. Lorsque les habitants se rendaient compte de la supercherie, l’équipe devait partir au plus vite, escortée par la police locale. Véritable brûlot politique, The Intruder rappelle les grandes heures du néoréalisme italien à travers ce témoignage d’un temps où la haine, la peur de l’autre et l’intolérance étaient encore la norme d’une certaine Amérique. Je crois bien entendre un écho en 2019… avec Trump qui fonce dans le mur.
Pour maximiser les effets, Corman ira jusqu’à employer des acteurs non professionnels, recrutés sur place dans le Missouri, aussi bien simples villageois qu’acteurs de couleurs auxquels ils demandera de se souvenir, au moment du tournage, de ce qu’avait été leur première entrée dans le lycée local, peu après le vote des lois qui leur ouvraient enfin la porte à l’intégration. Le résultat est stupéfiant, on se croirait à une marche pour les droits civiques pilotée par Martin Luther King. Mais sur le tournage, Corman avoue avoir fait tourner les scènes de propagande de Shatner de manière muette, avec de simples figurants venus voir le tournage qui donnaient le bon effet de foule. Trop dangereux autrement.
Aujourd’hui considéré comme le meilleur film de son réalisateur-producteur, The Intruder de Corman est un jalon du cinéma américain, un petit film noir aussi implacable dans son idée que sa réalisation, à propos duquel Corman avouait : “ Quand j’ai lu Un intrus, j’ai tout de suite vu que Chuck [a.k.a. Charles Beaumont] (qui joue le principal du lycée dans le fil) avait réussi quelque chose de remarquable. Il avait écrit un roman "politique" doté d’une conscience sociale sans tomber dans les écueils qui accompagnent habituellement ce genre de récits. Dans la plupart des romans que l’on pourrait qualifier d’engagés, l’intrigue a tendance à virer au sermon ; le lecteur referme en général le livre dans un grand bâillement, pour ne plus jamais le rouvrir. Chuck, lui, avait créé des personnages qui vous tiraient par la manche et vous forçaient à vivre l’intrigue à leurs côtés”
Il faudra attendre cinq ans et le Devine qui vient dîner de Stanley Kramer pour qu’Hollywood se mouille et se décide à aborder un sujet aussi chaud que le racisme et l’intégration ; en révélant au passage un magnifique Sydney Poitier, là où le lycéen de The Intruder (Joey Greene joué par Charles Barnes) n’aura pas eu cette chance… Comme dans tout bon film noir, la musique a son importance ; mais ici, la partition de Herman Stein s’avère très précieuse, à souligner au scalpel aussi bien la montée des angoisses que les moments de résilience.
Jean-Pierre Simard le 1/09/20
The Intruder de Roger Corman, Carlotta éditions