L'AUTRE QUOTIDIEN

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Un Kindertotenlieder signé Frank Bouysse et une claque sur la morale bourgeoise

Une terrifiante contre-plongée dans les noirceurs de la domination bourgeoise, lorsqu’elle devient pleinement sauvage.

Il se trouvait quelque part plus loin que les aiguilles de ma montre.
Cela n’a pas encore eu lieu. Il ne sait rien du trouble. Ce sont des odeurs de printemps suspendues dans l’air frais du matin, des odeurs d’abord, toujours, des odeurs maculées de couleurs, en dégradé de vert, en anarchie florale confinant à l’explosion. Puis il y a les sons, les bruits, les cris, qui expriment, divulguent, agitent, déglinguent. Il y a du bleu dans le ciel et des ombres au sol, qui étirent la forêt et étendent l’horizon. Et ce n’est pas grand-chose, parce qu’il y a aussi tout ce qui ne peut se nommer, s’exprimer, sans risquer de laisser en route la substance d’une émotion, la grâce d’un sentiment. Les mots ne sont rien face à cela, ils sont des habits de tous les jours, qui s’endimanchent parfois, afin de masquer la géographie profonde et intime des peaux ; les mots, une invention des hommes pour mesurer le monde.
À l’époque, je m’attendais à plus rien dans ma vie.
Taire les mots. Laisser venir. Il ne resterait alors rien que la peau nue, les odeurs, les couleurs, les bruits et les silences.
Ça faisait longtemps que je me racontais plus d’histoires.
Les histoires qu’on raconte, celles qu’on se raconte. Les histoires sont des maisons aux murs de papier, et le loup rôde.
J’avais renoncé à partir… Pour aller où, d’abord ?
Les retours ne sont jamais sereins, toujours nourris des causes du départ. Que l’on s’en aille ou que l’on revienne, de gré ou bien de force, on est lourd des deux.
Le soleil était en train de chasser la gelée blanche.
Le soleil-monstre suinte, duplique les formes qu’il frappe en traître, traçant les contours de grandes cathédrales d’ombre sans matière. C’est la saison qui veut ça.
Je le voyais pas. Comment j’aurais pu deviner ?
Il connaît cet endroit autrement qu’en souvenir. Quelque chose parle dans sa chair, une langue qu’il ne comprend pas encore.
Comment j’aurais pu imaginer qui il était ?
Il est grand temps que les ombres passent aux aveux.

Avec son douzième roman, publié en janvier 2019 à La Manufacture de LivresFranck Bouysse a réussi un petit tour de force narratif sans donner un instant l’impression de tordre les nécessités de son texte. Commençant dans une tonalité étrangement poétique, et résolument mystérieuse, l’enchevêtrement de secrets de famille proposé à la découverte est rapidement réancré dans le très concret des vies matérielles  par un curé de campagne digne de Georges Bernanos. Basculant brutalement dans le récit a posteriori véhiculé par un journal intime acrobatiquement transmis contre toutes attentes et étouffements, il nous offre un terrifiant morceau de bravoure avec ce récit central, nécessairement maladroit, récit laissant percevoir de brèves incises imaginaires ou reconstituées (les pensées de la mère et du père de Rose en son absence) pour nous confronter sans œillères à une misère paysanne finissant par penser l’impensable et à une cruelle morgue de notable que rien ne peut raisonner, tant le sentiment d’impunité, dans certaines circonstances, semble absolu. Semblant d’abord flâner du côté des noirceurs suggérées chez Jean Giono« Né d’aucune femme » escalade rapidement le sentier de l’horreur domestique pour accompagner Pierre Magnan et naviguer bientôt dans la zone du « Des nœuds d’acier » de Sandrine Collette, mais il pratique ce chemin d’une voix bien à lui, dont les hésitations même trahissent le trouble et l’abjection ambiantes. Un assemblage très réussi, qui transmute ses composants plus ordinaires pour créer la bonne surprise, là où la violence côtoie la folie, là où la domination et la lâcheté l’emportent toujours en apparence.

Je tentai ensuite de me concentrer sur ma prière, malgré la multitude de conjectures  qui s’épanouissaient à l’intérieur de ma pauvre tête, résultat des événements improbables qui venaient de se succéder en à peine vingt-quatre heures. Après ce temps, qui me permit aussi de reprendre mes esprits, je quittai la pièce en jetant un dernier regard à la mystérieuse femme. Un rayon de lumière égaya son visage paisible, comme si elle me remerciait d’un sourire.
Le docteur m’attendait dans la pièce attenante. Me voyant approcher, il effleura plusieurs fois la cicatrice de l’index, et prit appui sur ses talons, puis sur la pointe de ses pieds, dans un geste de balancier, avant de revenir à l’équilibre.
– Quand voulez-vous faire transporter le corps, pour l’enterrement ? demandai-je.
Il écarta les pans de sa veste et fourra ses pouces dans les poches latérales de son gilet, me regardant désormais d’un air peiné qui sonnait le faux.
– Je ne crois pas qu’il y aura d’enterrement religieux, ajouta-t-il.
Il balança sa tête en faisant la moue, avant de poursuivre d’un air sentencieux :
– Elle a tué son enfant.
Durant quelques secondes, je demeurai interdit devant cet aveu. Je savais que la nature humaine pouvait se révéler parfois impitoyable, mais je n’avais encore jamais eu affaire à un infanticide.
– Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite ?
– Pour respecter une dernière volonté faite devant témoin.
– Comment est-ce arrivé ? demandai-je.
– Tout ce que je sais, c’est qu’elle l’a tué de ses propres mains, et que la folie ne l’a plus jamais quittée.
L’attitude du docteur m’agaçait. Je ne voulais pas le laisser s’en tirer à si bon compte, après la manière qu’il avait eue de me manipuler.
– Nous avons un carré pour accueillir ce genre de cas, dis-je.

Frank Bouysse

Frank Bouysse, Né d’aucune femme, éditions de la Manufacture de livres,
Charybde2, le 6/03/19

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