L'intensité pop de Deleuze révélée par Laurent de Sutter
Une précieuse et joueuse explicitation de l’un des concepts souterrains essentiels chez Gilles Deleuze – et un guide rusé pour une approche de la lecture en intensité.
En 1973, Gilles Deleuze, pris à partie sur un certain nombre de sujets par un jeune doctorant, lui écrivait notamment en réponse : « Et sans doute, on ne peut pas dire que L’Anti-Oedipe soit débarrassé de tout appareil de savoir : il est encore bien universitaire, assez sage, et ce n’est pas la pop’philosophie ou la pop’analyse rêvées. » Le terme de pop’philosophie(l’apostrophe est ici essentielle, on le verra à la lecture de l’ouvrage) faisait ainsi sa première apparition. Dans ce bref essai paru début 2019 aux P.U.F., Laurent de Sutter (lui-même responsable chez le même éditeur de la belle collection Perspectives critiquesqui nous a offert, par exemple, « Les états et empires du lotissement Grand Siècle » de Fanny Taillandier en 2016) tente le pari plutôt audacieux de cerner cette notion qui parcourt souterrainement le travail du philosophe, de la distinguer de ses ersatz et de ses fantômes confus ajoutés – pas toujours heureusement – par certains exégètes, de la dégager de certains faux sens courants, et de pratiquer l’exercice, d’une certaine façon, à la manière de ce que Gilles Deleuze, décédé en 1995, aurait peut-être pu souhaiter en pareil cas.
(…) Deleuze ne laissait pas le concept de « pop’philosophie » sans définition. Cette dernière n’était pas directe : elle prenait la forme d’une théorie de la lecture, opposant celle qui prendrait un livre pour une « boîte » dans laquelle on ne cesserait de farfouiller à celle qui se brancherait sur le livre pour en explorer le dehors. La seconde forme de lecture, Deleuze l’appelait « lecture en intensité », lecture qui soit capable à la fois de se laisser porter par les intensités du texte qui en est l’objet et de les relayer depuis son propre mouvement en direction de l’extérieur. Dans la première forme de lecture, (…) la seule chose qui compte est la signification de ce qui est dit, et qu’on ne cesse de contrôler afin d’attester que ça l’a été dans les règles. Dans la seconde, la question de la signification devient à proprement parler insensée ; l’épreuve de la lecture consiste à parvenir à déterminer si « quelque chose passe ou ne passe pas », si « ça fonctionne pour vous ». « Il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. C’est du type branchement électrique (…). Cette autre manière de lire s’oppose à la précédente, parce qu’elle rapporte immédiatement le livre au Dehors. Un livre, c’est un petit rouage dans une machinerie beaucoup plus complexe extérieure. » Or, expliquait Deleuze à Cressole, si, à un moment donné, celui-ci avait accepté de raconter combien L’Anti-Œdipe lui avait fait quelque chose, c’était pour aussitôt retomber dans les reproches, c’est-à-dire dans les significations. Le dehors que constituait la vie du thésard, et la manière dont celle-ci s’était trouvée irriguée par les intensités de l’écriture des concepts de Deleuze et Guattari, avait cédé devant son désir de policer la « boîte » du livre.
L’ouvrage se présente ainsi, en à peine 100 pages, comme une vigoureuse, alerte et joueuse (ce qui ne l’empêche nullement d’être parfaitement soutenue et documentée) défense et illustration de « dix thèses sur la pop’philosophie », que voici :
1. La pop’philosophie est un style
2. La pop’philosophie est intensification du dehors
3. Le style pop’philosophique est le style de n’importe quoi
4. La pop’philosophie est la pratique philosophique de transformation de n’importe quoi en quelque chose
5. La pop’philosophie est l’étrangement de la philosophie
6. La pop’philosophie est ascèse du n’importe quoi
7. La pop’philosophie est la reddition à la réduction de ce qui est
8. La pop’philosophie est défaite de la philosophie comme dispositif de victoire
9. La pop’philosophie est l’être-affecté de la philosophie
10. « Pop’philosophie », ça ne veut rien dire.
Tout en explicitant une notion importante, voire essentielle, chez Deleuze, notion souvent mal comprise ou réduite aux acquêts de la pop philosophie (sans apostrophe), Laurent de Sutter nous offre aussi une occasion rare d’approcher par un rusé chemin de traverse la puissante actualité, intacte comme jamais, d’un penseur qui se vivait beaucoup plus comme un géographe que comme un historien de la philosophie, en même temps qu’un outillage déterminé pour qui voudrait raviver ses propres possibilités de lecture en intensité et orientée vers le Dehors, à l’image notamment de ce qui irrigue en profondeur les deux romans d’Alain Damasio, et probablement son troisième, « Les furtifs », annoncé pour ce mois d’avril 2019, dont « Qu’est-ce que la pop’philosophie ? » devient ainsi un compagnon naturel et idéal.
Laurent de Sutter - Qu’est-ce que la pop’ philosophie - éditions PUF
Charybde 2 le 22/03/19
l’acheter chez Charybde ici