La très belle captive d'Hugues Jallon

Une folle échappée amoureuse dans la toile véloce des réalités matérielles.

Elle apparaîtrait. Et si c’est possible, on ne verrait qu’elle, l’image serait la plus nette possible.
Elle, je veux dire : Hélène, qui devient chaque jour, chaque nuit qui passe, la plus belle femme que le monde ait vue, sa silhouette fuyant dans la paysage le long de la côte qui ne finit pas, là où le soleil est toujours plus fort, là où la mer recommence.
Hélène, on ne verrait qu’elle, au plus près, le décor disparu, notre regard comme collé ne la quitterait jamais, et si c’est possible on effacerait tout autour, si c’est possible, je rêve de ça pour elle.
Et je la laisserais raconter encore et encore ce qu’il lui est arrivé cette nuit-là, reconstituer patiemment cette suite de scènes perdues, petits vestiges abîmés, arrachés à la boue, je la laisserais délivrer les restes de ses cris et de ses larmes depuis si longtemps enfermés.
En attendant qu’une image.

Moments insensés, moments rêvés, moments voués à la répétition et à la spirale : l’irruption, en toute brutalité, d’un amour fou, au détour d’une soirée platement bourgeoise et d’un somme sur un canapé bleu, sert de matériau de base à Hugues Jallon pour nous offrir une exceptionnelle fable hybride, un conte intemporel émargeant en des temps pourtant furieusement contemporains, sur fond de contrainte sociale, de dépression des sentiments et d’avidité capitaliste toujours plus débridée.

Un incident presque onirique devient ici le point de départ d’une formidable échappée, d’une fuite éperdue, comme hors du temps et de la géographie, usant de la mer et de la route comme lignes conductrices d’un ailleurs irréel, d’une fenêtre sans nulle cour que n’aurait peut-être pas reniée, curieusement, le surréalisme du René Magritte de « La belle captive » sous ses six incarnations entre 1931 et 1967, et a fortiori celui, pourtant différent, du film d’Alain Robbe-Grillet qui en constituait la résonance ultime en 1983.

Dans ce « Hélène ou le soulèvement », cinquième roman de l’auteur, paru en mars 2019 chez Verticales, on aime follement, on se jette à l’eau, on se tait, on se perd, on conspire, un peu, et on disparaît, fugitivement ou définitivement.

Alain Robbe-Grillet, La Belle Captive, 1983

Quand elle le raconte, c’est la nuit qui finissait, elle s’est glissée derrière les invités qui partaient, c’était à Paris dans le quartier des Batignolles.
Elle a reconnu la grande porte cochère, elle a levé les yeux, il y avait des gens qui fumaient au balcon, elle a vu leurs cigarettes rougeoyer, de long nuages grisâtres éclairaient la nuit, elle s’est souvenue de l’escalier qui montait à l’appartement du dernier étage, la grande terrasse d’où on apercevait les toits de l’Opéra, le vestibule qui ouvrait sur le salon principal, elle a retrouvé le chemin de la petite pièce du fond au bout du couloir, et lorsqu’elle est entrée, tremblante, il était là qui attendait à la fenêtre, sa main s’est refermée sur la sienne et, pour finir, il l’avait emmenée.
Ils ont pris un train dans la direction de la côte, là où la mer était grise, les vagues qui tombaient sur les rochers noirs, serrée contre lui, ses lèvres pressées contre sa nuque, et plus tard ils ont roulé des jours et des nuits durant, sans quitter la route de la côte, elle respirait par la fenêtre l’odeur des pins, le paysage commençait à changer, il faisait toujours plus chaud chaque matin, c’était l’été maintenant, les derniers rayons du soleil filtraient à travers les stores de la chambre dans l’appartement qu’ils avaient loué derrière le musée archéologique et où on entendait souvent le vent venu de la mer, elle avait remonté le drap sur eux, et leurs doigts emmêlés jouaient longtemps avec les fils de poussière qui flottaient suspendus dans la lumière brûlante de la fin de l’après-midi, ils riaient, ils riaient doucement, alors que les secousses qui agitaient encore leurs muscles, et leurs caresses, leurs caresses qui ne s’arrêtaient pas.

Ce soulèvement-ci n’est pas, malgré certaines apparences initiales éventuelles, un enlèvement, et le road-movie éperdu de la belle Hélène et de son ténébreux, mystérieux ravisseurne donnera lieu directement à aucune guerre de Troie.

Ancré d’emblée dans un bout de la nuit où rêve et réalité peuvent se confondre pour l’éternité ou presque, le duo amoureux constitué en un vertigineux clin d’œil va pourtant, à sa manière bien particulière d’habiter désormais le souterrain et la marge, se confronter de face, la tête dans le vent, au réel de 2008 et de cette crise du capitalisme qui fit vaciller l’économie mondiale, mais plus encore peut-être, pour un temps, les acteurs et les dépositaires de son avidité constitutive (comme le chante si puissamment le Mathieu Larnaudie des « Effondrés »).

Quand elle le raconte encore, comme la nuit finissait, elle ne pensait plus aux enfants qui dormaient depuis longtemps dans une chambre à l’étage de la maison de son frère, elle ne sentait pas la fraîcheur qui était tombée d’un coup, essoufflée, elle entendait se rapprocher des voix et des rires derrière la porte cochère où elle attendait depuis que le taxi l’avait déposée à l’entrée de cette rue dans le quartier des Batignolles, des claquements de talons résonnaient sous le porche, elle attendait derrière, il était tard, c’étaient des invités qui s’en allaient, elle se souvient, elle s’est faufilée derrière eux en marmonnant des mots d’excuse à propos du code de la porte, elle l’avait oublié, elle avait perdu l’invitation, à propos de son téléphone oublié là-haut entre les coussins du divan, tâtonnant dans le noir pour trouver le bouton de la minuterie, le temps d’apercevoir son propre regard effaré au fond des miroirs aux moulures dorées piqués de petites taches grises, elle a gravi le grand escalier en trébuchant plusieurs fois jusqu’en haut, par la porte d’entrée entrebâillée elle s’est faufilée à l’intérieur, essuyant du bout de ses doigts tremblants son front qui perlait de sueur, elle a reconnu le lustre immense du vestibule, dans la pénombre elle s’est précipitée, elle a traversé les pièces jusqu’au grand salon presque désert, ouvert sur la terrasse où l’on dansait encore, elle ne s’est pas attardée, sous les lustres éteints elle croisait de nouveaux invités en manteau qui partaient, évitant leur regard elle s’est vite avancée, se précipitant dans le corridor obscur, qui menait à la petite pièce bleue à l’arrière de l’appartement, les motifs de la tapisserie, les bougies éteintes alignées sur la tablette de la cheminée, le divan où, il y a quelques heures à peine, elle s’était endormie.
Et puis l’aube par la fenêtre grande ouverte, frémissante, très vite elle l’a vu, quelqu’un était là, qui se tenait debout à la fenêtre, et devant lui le vent remuait, il soulevait avec douceur les grappes de petites fleurs du marronnier de la cour, la nuit finissait, il était là, lorsqu’elle a aperçu ses mains, il les avait sorties de ses poches, elles tremblaient, comme un vent immense et délicieux alors, et tout le décor autour d’elle qui se défaisait.
Je suis là, voyez, je suis revenue.

Il y a certainement ici une tentative – ou une tentation – de montée aux confins (on songera sûrement, à un certain point du roman, au mythique Jason Bourne tentant de se faire oublier à Goa). Le choix aussi du pays de l’idylle – mais s’agit-il encore d’idylle, lorsque la folie à deux prend certaines formes ? – ne doit certainement rien au hasard. Si certaines atmosphères particulières rappelant les travaux précédents de l’auteur  viennent rôder à l’occasion, la peur tous azimuts de « Zone de combat », le feutré balnéaire et corporate du « Début de quelque chose », le vénéneux charme offshore de « La base », voire la mythomanie souterraine de « La conquête des cœurs et des esprits », c’est toutefois peut-être bien dans le croisement miraculeusement orchestré entre le fantastique tragique et suggéré d’un « Picnic at Hanging Rock » (Peter Weir, 1975) et la déclaration de réel et d’amour ancrée dans le nitrate d’argent d’un « Roman-photo » (Frédéric H. Fajardie, 2002) qu’oscillera la vérité de ce roman, et son point d’équilibre, même vacillant lorsque la réalité, cruelle, se décide à rattraper le temps perdu. Il n’y a guère de retour d’Ulysse ici, et Libourne ferait le cas échéant une piètre Ithaque. C’est en revanche comme l’ombre d’un danseur nietzschéen revu et corrigé par Gilles Deleuze qui se profile à l’horizon, prêt pour un éventuel éternel retour. Feutré et déroutant en apparence, poignant, sensible et machiavélique dans ses plis et replis, c’est un puissant roman que nous offre ainsi Hugues Jallon.

De petites choses, des bouts de lacets, des échantillons de parfums, des fleurs séchées, un porte-clés, une cuillère, de la ficelle emmêlée, enfouis au fond des poches de ton imperméable, je les sors et je les dispose chaque soir sur la table de la cuisine, un petit autel pour moi, ils trouvent leur place à côté d’un morceau d’écorce brune, une petite peluche verte que j’ai trouvée à l’entrée d’une plage abandonnée sur le ciment, des vieux tickets de train délavés, une carte postale déchirée, j’ai posé au milieu mon téléphone toujours éteint, et toutes les choses qui étaient restées dans mon sac à main depuis ce soir-là, je l’avais laissé dans un coin de la chambre et il n’avait pas bougé de là depuis le jour où la jeune fille du dessous nous avait fait visiter l’appartement pour la première fois, tu te souviens ?

Hugues Jallon

Hugues Jallon - Hélène ou le soulèvement - éditions Verticales
Charybde2 le 14/03/19

l’acheter ici